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Entretien avec Pierre Carrey :" le Giro est imprévisible, audacieux"

Pierre Carrey est journaliste à Libération et créateur de DirectVelo. A l'occasion du Giro 2019, il publie "Giro" chez Hugo sport.

Comment est venue l’idée de traiter ce sujet ?

J'écris les livres que j'ai envie de lire. Il n'y avait aucun ouvrage en français depuis 1909 sur le Giro et, manque de chance, je souhaitais en lire un !


Pourquoi dites-vous que le Giro est le cousin turbulent du Tour de France ?


Parce qu'il est rebelle, insolent et qu'il joue de cette image ! Le Tour se veut sage, classique, sécurisant pour les coureurs et une partie des spectateurs qui aiment retrouver le théâtre de tréteaux qu'ils apprécient chaque été ; le Giro est imprévisible, audacieux, la mise en scène est plus folle et les acteurs jouent leur rôle à fond. Au Giro, les coureurs grimpent par des cols où des voitures peuvent à peine s’engouffrer – le Gavia, instauré en 1960, était une telle folie que l'organisation n'a confirmé le parcours que quelques jours avant l'étape, alors que la course était déjà partie ! C'est au Giro qu'on invente un chrono en descente (à San Remo, en 1987) ! C'est aussi au Giro qu'on invente une émission télé d'après-course, où les grands duels se poursuivent, plus intenses que sur le vélo !

Bizarrement, il s’agit du premier livre en français sur le sujet. Comment expliquez-vous cela ?


Bonne question ! Est-ce parce que le Giro a, par périodes, été une course essentiellement italo-italienne ? Parce qu'il a souffert, jusqu'à une époque récente, d'une image un peu péjorative de « sous Tour de France » ? Il fallait dans tous les cas réparer cette injustice.


« Le Tour est la plus grande course du monde, le Giro est la plus belle ». Etes-vous d’accord avec cette phrase ?


Non, la plus belle, c'est bien entendu la Ronde de l'Isard, l'épreuve de référence pour les 19-22 ans dans les Pyrénées ! Je suis sérieux : la course « la plus belle » est celle que vous aimez le plus. Mais le Giro, c'est vrai, est celle qui revendique le plus son rapport à une esthétique du paysage et à une certaine idée de la beauté. Le Giro est arrivé en plein cœur de Venise (1978) plus de vingt ans avant que le Tour organise un départ au centre de Paris, sous la Tour Eiffel. Le Giro caresse des ruines antiques ou des volcans. Les coureurs peuvent quasiment toucher les monuments du bout des doigts tout en roulant. Sur le Tour, les merveilles du patrimoine sont certes exposées à la télévision, mais alors que le peloton se trouve parfois à dix ou quinze kilomètres de là !


Pouvez-vous nous raconter la création du Giro et sa première édition « dantesque » ?


Selon la légende, la création du Giro est un projet du constructeur de cycles Bianchi et d'un quotidien milanais, le Corriere della Sera, projet que va dérober la Gazzetta dello Sport suite à une fuite. Le Corriere aurait donc tout à fait pu lancer le Giro. La face de l'histoire en aurait-elle été changée ? L'idée était dans l'air en 1909. Un Tour d'Italie cycliste aurait fini tôt ou tard par voir le jour. La Belgique possédait son tour national depuis 1908, la France depuis 1903. La première édition « dantesque », c'est la première à proprement parler : 1909, sur des routes qui sont plutôt des chemins de terre, tout particulièrement dans les Abruzzes. Si la France avait l'habitude de paver ses grands axes routiers à la même époque, puis de les couvrir de bitume, l'Italie conserve ses chemins de terre jusqu à la fin des années 40. Les pionniers font alors du cyclo-cross : un arbre tombé, un torrent créé par une inondation : il fallait porter le vélo à la main ou sur l'épaule et franchir l'obstacle ! Le Giro est dantesque dès l'origine. Ce qui tombe bien : Dante est italien !


C’est aussi une histoire de l’Italie fraichement réunifiée par Garibaldi ?


Le Giro termine le travail entrepris par Garibaldi : il donne aux Italiens un sentiment d'appartenance à une même communauté nationale. Quand l'épreuve passe par l'extrémité Sud en 1929 ou par la Sicile en 1930, elle installe sur une carte géographique des régions jusque-là ignorées ou méprisées de la partie Nord du pays. De même, l'Italie se fédère à travers les protagonistes du Giro. Bientôt, chaque grande région aura son champion. Paradoxalement, les duels ne divisent pas le pays mais l'unifient : qu'on soit plutôt pro-Coppi ou pro-Bartali, on fait partie d'un même peuple.


Vous rapportez que la presse de l’époque, notamment L’Auto, dénigre cette course concurrente au Tour mais aussi que le Tour d’Italie pâtit de l’image de l’Italie. Pouvez-vous nous décrire cette rivalité ? Existe-t-elle toujours ?


C'est une histoire assez drôle. L'Auto, ancêtre de l'Equipe, ne pouvait pas s'empêcher de jeter quelques peaux de banane sous les roues du Giro. Dès la première année, on perçoit à travers les articles une certaine condescendance, voire une légère crainte que cette épreuve s'installe dans la durée. Dans les années 50 ou 60, c'est Jacques Goddet en personne, patron à la fois de l'Equipe et du Tour, qui joue les envoyés spéciaux sur les étapes majeures du Giro. Et il lui arrive de donner des leçons aux Italiens ! A l'époque, le Tour reste, de loin, le totem du calendrier cycliste. Ce n'est que depuis une décennie que sa place de leader est contestée. S'il reste la course la plus médiatisée auprès du grand public et celle qui a le coffre-fort le mieux garni, le Tour est aujourd'hui dépassé par le Giro sur le terrain du sport. Il se met à en copier les caractéristiques : arrivées pour puncheurs, première semaine mixte (on oublie la litanie des sprinters si plombante dans les années 90), cols inédits (de préférence avec un fort pourcentage), chemins de terre. Le Tour court aussi après le Giro pour fidéliser les grands coureurs : cette année le plateau sera plus relevé en Italie sera qu'en France – toutes les stars au départ, il ne manquera que les piliers du Team Ineos et les meilleurs Français, ainsi que le champion du monde, Alejandro Valverde, seulement écarté sur ennui de santé.


Comme dans le Tour de France, les tentatives de tricherie sont parfois grotesques et amusantes.

Laquelle avez-vous trouvé la plus drôle ou insolite ?


Une belle filouterie qui ne concerne pas les coureurs entre eux, mais plutôt les spectateurs : dans l'entre deux-guerres, les tifosi faisaient semblant d'aider les cyclistes dans les montées en les poussant... mais c'était pour mieux leur faire les poches et leur piquer des réserves de nourriture ! En ce temps-là, l'Italie avait faim, le Sud tout particulièrement. Dans la même veine, on parlait d'attaques à la diligence, contre des camions ravitailleurs d'équipes. Le livre déroule un catalogue drôle et parfois inattendu de « combinazione », des petites combines destinées à gagner ou plus simplement à survivre dans cette aventure exténuante qu'est le Giro. Giovanni Gerbi, un acteur de 1909 jusqu'aux années 30 (une incroyable longévité!) trichait systématiquement mais ses supporters faisaient pression sur les commissaires pour qu'il ne soit pas sanctionné. En 1934, l'unique victoire de Learco Guerra est sans doute le fait d'un remorquage en voiture dans la montagne, tout à fait toléré puisque Mussolini en personne souhaitait son succès. Parfois, l'arroseur devient arrosé : Eddy Merckx est épinglé en 1967 par l'envoyé spécial de L'Equipe pour s'être accroché à des voitures dans les Tre Cime di Lavaredo (comme de nombreux concurrents ce jour-là), deux ans avant d'être éliminé lors de la très étrange affaire de Savone, un contrôle positif qui ressemble à une manipulation d'échantillons voire à un empoisonnement. Quant à Felice Gimondi, la classe incarnée pour toute une génération, il faut bien dire que ses maillots roses ont été acquis autant par la ruse que par ses prouesses physiques. Est-ce que cela diminue le mérite de ces hommes ? L'histoire du Giro, écrite par des romanciers, poètes ou dramaturges, montre qu'au contraire, la faiblesse fait partie intégrante des destins de héros...


Quel est votre plus grand souvenir de Giro ?


Ma découverte en 2004. J'étais étudiant, long trajet depuis Bordeaux jusqu'au lieu du prologue à Gênes, une nuit passée sur un banc à Vintimille entre deux trains. C'était un Giro funéraire puisque Pantani était mort quelques semaines avant dans les conditions que l'on sait (ou qu'on ne sait pas, et c'est ce que l'on sait!). Dans le public s'étaient infiltrés de nombreux sosies du « Pirate » ! Des cyclosportifs, des cyclistes locaux avec un crâne rasé, parfois un bandana. Ils étaient des dizaines à rendre hommage au champion disparu, un martyr en réalité. On parlait aussi d'une cohabitation qui s'annonçait périlleuse entre Damiano Cunego et Gilberto Simoni. La prophétie a pris forme : la relation entre les deux équipiers a tourné au duel et même à une sourde détestation. A l'arrivée, le « jeune » a tué le « vieux ». Le Giro était ainsi relancé par ses mythes et ses grandes figures habituelles du récit.


Le Giro 2019 vient de débuter. Quel est votre pronostic pour cette année ?


Nibali. Je suis obligé de suivre ce prono jusqu'au bout depuis qu'il est sorti malencontreusement du chapeau dans une précédente interview. Je regrette un peu, mais pourquoi pas ? L'absence de Bernal, qui devait être le centre de gravité de la course, va condamner les favoris à se découvrir, hormis Dumoulin qui peut gérer un capital, et encore... Donc, disons Nibali, parce que c'est l'assurance d'attaques embrasées et de descentes tout aussi incendiaires !

Pierre Carrey. Giro. Hugo sport, 2019.

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