Eephus, film poétique du baseball populaire

Le baseball a toujours constitué une source d'inspiration pour le cinéma, là où ce sport est une discipline majeure, voire le sport national. Évidemment, une grande partie du baseball sur grand écran est le fait de l'industrie cinématographique américaine, qu'il soit le sujet d'une production hollywoodienne ou d'un film indépendant. Le 1er janvier 2025, c'est justement le cinéma indépendant américain qui nous offrira une des rares occasions de voir un film de baseball dans les salles françaises avec Eephus, de Carson Lund. Présenté en mai dernier, lors de la Quinzaine des Cinéastes à Cannes, et coproduit notamment par une société française (Nord-Ouest films), il eut droit à quelques séances dans l'Hexagone durant le festival mais c'est réellement au jour de l'An 2025 qu'Eephus va partir à la rencontre du public français. Il est rare d'avoir un film de baseball sortant dans les salles françaises. Il faut remonter à 2012 et à Une Nouvelle Chance de Robert Lorenz pour voir pareil prodige. Il faut dire que c'était un des rares films récents pour voir Clint Eastwood seulement acteur. Ceci explique cela. Avant ça, c'était Le Stratège, de Bennett Miller, qui, un an plus tôt, faisait son apparition sur les écrans français, aidé par une histoire plus universelle sur le sport business et un Brad Pitt en tête d'affiche. Une chance que n'aura pas 42 en 2013. Le biopic de Brian Helgeland sur Jackie Robinson et son arrivée en MLB qui brisa le mur de la couleur dans le baseball, n'eut pas la chance de sortir en salles, malgré la présence d'Harrison Ford aux côtés de Chadwick Boseman, et une histoire, là encore universelle, sur le racisme. Le baseball ne fait pas rêver en France malheureusement.

Alors, imaginez bien l'excitation qui fut la mienne quand je pus voir il y a quelques jours, lors d'une séance médias, un film de baseball confortablement installé dans un cinéma parisien. Peut-être bien que l'occasion ne se représentera plus jamais. Alors, j'ai profité. J'ai profité d'un film qui a résonné en moi, en ce joueur de baseball du dimanche que je fus durant dix ans, arpentant de simples terrains de baseball, souvent bucoliques, parfois même de fortune sur des terrains de football ou de rugby. Dans le froid, sous la pluie ou en plein soleil, au petit matin comme jusqu'à la tombée de la nuit. Ce film m'a parlé car il parle de moi.

Eephus nous raconte l'histoire de deux équipes amateurs de baseball qui, dans les années 1990, se retrouvent pour l'ultime match de baseball qu'ils vont jouer dans leur petit stade de l'Amérique rurale avant que ce dernier ne soit détruit pour y construire un collège. Deux équipes composées de vieux et de jeunes, d'athlètes émérites et de joueurs bien portants, de jeunes hommes qui débutent leur vie d'adulte, de pères de familles lancés dans la vie et d'autres qui se rapprochent du crépuscule de leur existence, le tout sous la supervision de deux arbitres et d'un vieux scoreur passionné dont le rôle est de noter toutes les actions de la partie pour en tirer les fameuses statistiques du baseball.  Sans compter quelques autres personnages qui feront leur apparition mais je vous en laisse la surprise, à l'exception d'un, que je me dois de citer, pour lui avoir consacré un chapitre dans mon livre Une Histoire Populaire du Baseball, le légendaire lanceur Bill Spaceman Lee.

On peut le dire, Eephus nous propose deux équipes déglinguées, par leur folie douce, leurs corps parfois brisés ou proche de l'être ou encore les tensions qui s'expriment sur les terrains ou en dehors. Et surtout, une passion folle pour ce jeu, leur jeu, le National Pastime américain.

D'ailleurs, il n'est pas innocent que je parle ici de folie, car ce film est une folie. Situant son action uniquement sur ce match, avec une diversité de personnages, qui se complètent ou s'entrechoquent selon les moments, avec une partie qui ne cesse de se prolonger, Eephus suspend le temps pour mieux nous perdre dans celui-ci. C'est tout le principe d'une eephus, un lancer très particulier et risqué, en cloche, si lent, que le temps suspend son vol si on se veut poétique. Et de la poésie, Eephus n'en manque pas. Carson Lund nous propose un poème d'amour au baseball, à la fois rugueux et d'une grande finesse, à l'image de ce jeu, de sa culture et de son histoire. Si le film nous ancre dans une réalité connue de nombreuses personnes pratiquant ce sport, et au premier rang le réalisateur lui-même, qui joue au baseball dans une ligue amateur, il nous emporte également aux frontières de l'irréel, comme souvent le baseball l'a fait dans son histoire, et que l'on retrouve dans la littérature et la cinématographie de ce sport.

On pense notamment à Field of Dreams (Jusqu'au bout du rêve en VF), film de 1989, adapté du roman de WP Kinsella Shoeless Joe, où Kevin Costner joue un fermier qui entend une voix lui demander de construire un terrain dans son champ de maïs, terrain qui accueillera des joueurs disparus il y a longtemps, dont le fameux Shoeless Joe Jackson. Un imaginaire auquel semble faire référence Carson Lund dans Eephus quand le vieux scoreur, ultime témoin de ces joueurs presque fantômes, eux qui vont voir disparaître leur terrain et leur équipe, débute le film sortant d'un bois puis y disparaissant à la fin, à la manière des joueurs fantômes de Field of Dreams, apparaissant et disparaissant depuis un champ de maïs.

Eephus joue également sur d'autres ressorts bien connues de la culture baseball, et très présents aussi dans Field of Dreams et de nombreux films sur ce sport, que sont la nostalgie et le temps qui passe. Là encore, le titre du film prend tout son sens. Carson Lund met en scène des personnages confrontés au temps qui amène toutes sortes de changement, renvoyant, comme souvent, à un sentiment nostalgique, particulièrement quand le temps se met à nous voler nos joies, nos passions, nos corps et les liens qui nous unissent aux autres. Le baseball a toujours eu, depuis sa création au milieu du 19ème siècle, en pleine révolution industrielle, aussi maltraitante pour les corps que pour les esprits, une fonction d'évasion mentale, renvoyant à une Amérique fantasmée, pastorale, rurale, conviviale, sur la mode du «c'était mieux avant ». Une fonction régénératrice pour les corps et les esprits. Mais tout cela a été une fable et les joueurs d'Eephus sont confrontés à la réalité derrière la fable. Ils jouent et prolongent un match à l'infini pour échapper à cette réalité avant que la supercherie de la fable ne se révèle. Malgré tout l'engagement que l'on mettra à frapper, lancer, attraper et courir, le temps qui passe est inéluctable, et toute chose a une fin.  Mais attention, Eephus n'est pas un drame. Loin de là. C'est bien une comédie. Une comédie joyeuse, poétique et burlesque, qui exprime, dans ce film choral, toute la beauté du baseball populaire où l'anonyme accède à une gloire éphémère par la réussite d'une frappe, d'un lancer ou d'une course le temps d'un jeu entre potes. Dans ce film, on ne se projette pas dans un athlète auquel on aimerait ressembler. On se reconnaît. Et ça fait du bien de se voir à l'écran.

Eephus (2024), de Carson Lund avec Keith William Richards, Frederick Wiseman, Cliff Blake, Stephen Radochia, Bill Spaceman Lee.  1h38