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Entretien avec Arnaud Jamin : « Qu’on cesse de dire que le tennis est un sport, il est de la pensée

Dans Le Caprice Hingis, Arnaud Jamin fait revivre au lecteur la finale de Roland Garros qui opposa Steffi Graf à Martina Hingis, le samedi 5 juin 1999 : tout oppose ces deux tenniswomen et le match qui se joue alors tient de la tragédie.


En ouverture des moments clés du récit, vous insérez des extraits de différents traités relatifs à la guerre (L’Art du Commandement du Commandant Leao, De la guerre de Clausewitz, Les trois ordres stratégiques de Maître Pierre Jaune…). Vous ne craignez pas non plus de faire des comparaisons explicites entre le tennis et la guerre. Pour paraphraser Pierre Bourgeade, pensez-vous que le sport est « la guerre poursuivie par d’autres moyens » ?


Je ne crains rien ! Bourgeade ou même Orwell ("Le sport c'est la guerre sans les fusils") ont raison bien sûr, mais au delà de ses implications sociales, historiques et politiques, le geste sportif tient de l'art. Il faut le dire fermement dans une époque ou tout est lisse, calibré et déjà pensé pour le Marché. Et l'art, si on le prend au sérieux, c'est une guerre entre des formes, c'est une opposition entre des styles. Le théoricien prussien Carl von Clausewitz, qui a passé sa vie à combattre les Français sous la Révolution et l'Empire a été un grand appui dans l'écriture du livre. Son traité est fort, colossal, extrêmement bien écrit. Cette finale dames 99, c'est la mise en mouvement de son concept " Absoluter Krieg " c'est à dire la guerre absolue, celle qui engage absolument toutes les forces comme si elle avait lieu sur le plus petit terrain, dans le moment le plus furtif. Comme si elle était posée devant nous sur un court de tennis. Rien n'est plus en combat, ne tient plus de l'inverse total que ces deux joueuses ce jour-là, alors c'était une évidence d'illustrer le récit de ces quelques heures tragiques avec lui. Mais il n'y a pas que des traités de guerre dans les exergues du flux du récit, il y a aussi Rimbaud par exemple. Si je lis dans son poème en prose intitulé, je vous le donne en mille, "Guerre" : "Je songe à une Guerre de droit ou de force, de logique bien imprévue", rien dans le monde ne pourra me faire croire qu'il ne s'agit pas d'une phrase qui scintille dans la tête de Martina Hingis au moment d'entrer sur le central de Roland Garros. Juste après et venant à la toute fin du texte, ceci : " C'est aussi simple qu'une phrase musicale. " Voilà, le revers à deux mains de Martina Hingis est précisément une phrase musicale : je l'ai écoutée.


Très rapidement, le lecteur comprend pourquoi vous avez choisi de revenir sur ce match : le court de tennis y devient une « grande scène de théâtre » où la pièce qui se joue tient finalement de la tragédie… La littérature sportive exploite plus souvent le ring comme espace de mise en scène propice à la narration. Comment vous est venue l’idée d’investir le monde du tennis dans cette même perspective ? Car, en effet, au-delà du match, cette finale de Roland Garros semble être un véritable combat. Dans le troisième set, le lecteur semble même être témoin d’une curée : « il va falloir achever une bête blessée, ne surtout pas la laisser se relever ».

Quand vos prenez une raquette, c'est pour gagner. Quand vous avez 18 ans et que le tournoi de Roland Garros est à votre portée, vous avez des ailes et elles vous portent naturellement au combat… Martina Hingis va être toute proche de gagner, à trois points seulement et puis cela ne va pas se passer comme prévu. C'est classique, mais cela tient déjà du récit. Un basculement va avoir lieu sur une balle litigieuse au deuxième set et la joueuse va remettre en cause l'arbitrage. On passe dans le suspense. Un geste interdit subversivement exécuté dans la foulée (passer de l'autre côté du filet pour protester) et l'odeur de souffre apparaît. Enfin, cet acharnement contre elle dès les premières minutes du match, c'est proprement tragique. Il fallait le raconter. Ce n'est que justice de revenir dessus.

Pour vous répondre sur le choix du tennis, j'ai bien sûr une grande passion pour ce sport aristocratique et si élégant, même si je suis un piètre joueur et que je m'énerve bien trop facilement. Quand je passe un point gagnant sur un revers à deux mains, je voudrais que le match s'arrête, je ne conseille à personne de jouer contre moi. Pour imiter la formule Flaubertienne "Martina Hingis, c'est moi!" et celle de Nietzsche sur la danse, je dirais que je ne croirais qu'à un dieu qui saurait bien jouer au tennis. Ce sport et ses particularités composent une fantastique obsession. J'ai lu il y a longtemps une interview de Robert Smith, le chanteur de The Cure, dans laquelle il racontait qu'un soir lors d'une tournée de son album le plus sombre "Pornography", après avoir pris un peu trop de substance illicite, il avait passé toute la nuit à jouer au tennis contre le mur de sa chambre d'hôtel, sans balle, sans raquette, juste dans sa tête. Le tennis, c'est puissamment cérébral. Mais à vrai dire, créer un récit littéraire à partir de ce match, c'était aussi pour retrouver le temps de ce samedi là, dans la maison toulousaine de mes grands-parents, pour éclaircir la rage qui m'a tenu jusqu'au soir quand j'ai assisté à la défaite et qui a duré, sous une autre forme, jusqu'à aboutir à ce livre.


Pourquoi avoir choisi d’adopter le point de vue de Hingis ? Votre récit permet de mieux comprendre le personnage et vous le rendez touchant dans sa souffrance et son échec alors que les médias en avaient donné l’image d’une peste capricieuse…

La focale du livre est fixée sur Martina Hingis sans être à la première personne. C'est un récit pour acter sa réhabilitation, vingt ans après. L'Histoire retient pour l'instant deux moments de sa carrière. Son succès en finale de l'Open d'Australie en 1997 face à Mary Pierce. C'est prodigieux, elle détient toujours le record de précocité dans la victoire d'un tournoi du grand chelem puisqu'elle avait 16 ans, 3 mois et 25 jours. Et puis il y a cette défaite parisienne. Si le livre peut permettre à quelques personnes de voir qu'elle a été ce jour-là victime d'une injustice, ce sera gagné. Tous les détails y sont, presque point par point : de l'ignorance de Graf à la balle litigieuse qui était bonne, en passant par l'attitude peu professionnelle des arbitres et des responsables du tournoi, tout est consigné et argumenté.


Le troisième « homme » du match se trouve dans les gradins. Vous mettez en scène une foule uniforme, qui semble oublier les conventions du tennis : elle est partiale, bruyante et parfois violente… Le public devient foule et se dote d’une psychologie propre, dans la perspective de Lebon (vous faites d’ailleurs implicitement référence à sa Psychologie des foules dans le « troisième set »)… L’attitude du public au cours de ce match vous a-t-elle surpris ? Pour le lecteur, il est amusant de voir écornée l’image du public de Roland Garros…


Le public du central est… central dans le livre, vous avez raison. Il influe sur le récit du match. Il n'a pas un rôle de conseil, de témoin comme dans la tragédie grecque, non, il s'oppose violemment à Martina Hingis. Il l'enfonce même carrément en la sifflant et en applaudissant ses fautes. Il incarne très bien ce qu'est la société : une entité à la fois molle et puissante qui n'encourage ni le style ni le talent. Surtout si l'être en question a 18 ans. Ce que cette foule veut, elle l'exprime clairement, c'est que ça saigne et que la Reine gagne encore à la fin. Il ne faut pas oublier que Steffi Graf emporte cet après-midi là son sixième titre à Roland-Garros, son dernier tournoi majeur avant d'arrêter de jouer. Son sacre est total. Elle est la championne parfaite, celle que tout le monde aime et à qui tout un chacun pourrait ressembler après avoir fait les efforts qu'il faut. Elle est le reflet, l'image rêvée de la société. De l'autre côté du filet, Martina Hingis a tout de la comète. Surdouée, elle est numéro une mondiale mais c'est comme une erreur du système. Pour l'immense majorité bruyante, il faut qu'elle perde.


Peut-on réellement considérer Le Caprice Hingis comme un roman ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un récit, au point de vue subjectif assumé, qui invite le lecteur à porter un regard neuf sur un match historique ?


Vous êtes probablement dans le vrai. En le considérant comme un roman, je voulais peut-être prévenir les critiques qui défendent encore Graf et qui auraient pu remettre en cause le récit ! Mais au final effectivement la "réalité du terrain" comme aiment à le dire les sportifs, a repris le dessus. Ce match est haletant. Ce match est fou. Et dans une circonvolution étonnante, cette réalité là s'est révélée être une histoire, avec un début, un déroulement et une fin. Je vous répondrais aussi volontiers pour rester dans les rets de la topologie par la voix de Jacques Lacan : "La réalité a une structure de fiction". On se raconte tous des histoires, et c'est très bien comme cela. L'objectivité est une forme que prend le Pouvoir, elle n'a pas d'existence.


Comment avez-vous procédé pour l’écriture de ce texte ? Quelle part avez-vous accordée à la documentation ?


J'ai écrit dans une grande simplicité : Youtube me fournissait les images du match. J'ai préféré la version anglaise, très rationnelle, très précise plutôt que l'ennui des commentateurs français de l'époque (je ne donnerai pas les noms, ils sont connus de tous). Une pression sur la barre d'espace me donnait les pauses nécessaires pour écrire. Donc, j'ai suivi le fil de la rencontre et croyez-moi il était électrisé par la nervosité qui me tenait encore deux décennies après l'avoir vu en direct. J'ai probablement visionné la balle litigieuse une quinzaine de fois et je vous le répète, elle était bonne, la balle de Martina Hingis sur le fond de court était bonne ! Mais la vraie documentation, c'est la bibliothèque, celle des mots, des citations, des auteurs lus. C'est un réseau invisible, sans pixels, qui permet, en sureté dans un retrait, d'en finir avec un spectacle sportif dont le seul but serait de nous divertir.


Vous collaborez à L’œil du Tigre, la fameuse émission de France inter qui fait le lien entre culture et sport. Est-ce que votre engagement professionnel a été un déclencheur dans votre désir de prendre la plume ?


J'aurais écrit Le caprice Hingis de toute façon. C'est avant tout une rencontre entre un texte et un éditeur, le brillant et si jeune Julien Bernard. Il m'a laissé une immense liberté, c'est peu courant. "L'œil du Tigre" propose une vue du sport décollée des scores, inédite à la radio. Là aussi, une question de liberté de ton. Tout aussi rare.

Arnaud Jamin, Le Caprice Hingis, éditions Salto, juin 2019.

En savoir plus sur Les éditions Salto : http://www.editions-salto.fr/

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