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Jeu de Mauves


La fréquentation, même oisive, des réseaux sociaux et plus encore des méandres du web, peut heureusement déboucher sur de belles surprises : là est peut-être sa plus grande utilité. Au hasard d’une photo d’un « bookstagramer » ou même d’un « retweet » évocateur peut apparaître le nom d’un éditeur, spécialiste des parutions de textes du patrimoine culturel belge, et celui non moins essentiel d’un auteur, dont on ne connaissait pas le moins du monde les activités « sportives ». Il y a quelques jours est comme par magie apparue sur les écrans d’ordinateur la couverture du Martyre d’un supporter de Maurice Carême, texte initialement paru en 1928, dont Espace Nord propose une réédition augmentée d’une riche postface de Denis Saint-Amand. Moment de grâce de la toile annonçant les heures délicieuses de la lecture.



Le Martyre d’un supporter est d’abord une curiosité : le roman d’un poète, grand représentant de la poésie belge du XXe siècle et, pour toute une génération d’écoliers francophones confrontée à l’exercice de la récitation, celui qui faisait entrer le soleil dans les yeux du chat. Bien loin, en somme, de ce qu’on peut imaginer de la vie d’une tribune de sport, de ses hourras et, parfois, de ses ultras.


Le Martyre d’un supporter fait ensuite partie de ces quelques raretés d’une culture littéraire qui, quelques années après la fin de la Première Guerre mondiale, semble encore ignorer les vingt-deux acteurs et les nombreux spectateurs qui, le week-end venu, s’amassent au parc des sports pour regarder un énième jeu de balle. Le roman psychologique des années folles laisse, il est vrai, peu de place à ces effusions collectives et populaires.


Le Martyre d’un supporter porte toutefois en lui le charme fou de cet âge d’or du roman de langue française qui se plaît à dépeindre les communautés petites-bourgeoises des centres urbains, ramollies par le travail, la bienséance et les trop nombreuses parties de cartes. Car le roman de Maurice Carême est, déjà, celui d’une découverte. Son protagoniste, Prosper Goffineau, découvre presque malgré lui les joies du football, du spectacle sportif mais plus encore de la vie colorée (surtout de Mauves, puisque ce sont les joueurs d’Anderlecht qu’il va soutenir) des travées. Le citoyen, le mari et le père modèle va voir naître en lui une passion inextinguible, et son quotidien se teinter de tous les anglicismes qui servent encore à commenter le football, au point de balayer d’un revers de main (ou d’un coup de pied) une vie définitivement bien trop rangée et de devenir un étendard de son club, mais aussi le nœud d’une fratrie de supporters.


Entre le charme suranné de la société bruxelloise et véritable histoire d’une initiation aux délices du spectacle sportif, le récit de Maurice Carême donne une représentation, à la fois exacte et originale, du football de l’entre-deux-guerres, où l’importance du sujet se situe à la jonction des actions de terrain, des regards d’un public fraternel et de manière de dire novatrices. Mais Le Martyre d’un supporter n’est pas qu’un récit d’époque, d’où ressort très certainement une pointe de misogynie (oui, on y quitte femme et fille pour retrouver les copains, on s’y saoule et on y baise la patronne d’un bar miteux), c’est aussi l’allégorie du monde moderne, qui fait du jeu, du divertissement et du ballon rond un des questionnements de sa propre philosophie. L’image d’une passion dévorante, dépeinte avec des accents édifiants comme un nouvel opium du peuple, mais qui permet de construire des amitiés véritables et donne un sens nouveau à une vie jusque-là contrainte dans ses trop grandes habitudes, au point de brûler la vie par les deux bouts.


Il est sûr que cette réédition, sobre et efficace, redonnera au Martyre d’un supporter la place qu’il doit occuper dans l’histoire des lettres sportives. Et nous rappelle insidieusement que cette réalité des décennies passées peut s’écrire dans le plus contemporain dispositif numérique…


Maurice Carême. Le Martyre d’un supporter. Espace Nord, 2019.


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