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Entretien avec Valentine Goby, autrice du roman « Murène »

Valentine Goby publie depuis quinze ans pour les adultes et pour la jeunesse. Elle reçoit en 2014 treize prix littéraires pour Kinderzimmer, paru chez Actes Sud. Passionnée par l'histoire et par la transmission, la mémoire est son terrain d'exploration littéraire essentiel. Murène est son treizième roman.


Portrait © Fanny Dion

J’ai cru comprendre que l’idée de ce roman était née lorsque vous avez vu les Jeux paralympiques de Rio en 2016. Confirmez-vous cela ?


Je travaille sur le corps et ses métamorphoses depuis de nombreuses années. Chaque sujet de roman est le prétexte à explorer cette question sous différents prismes, l’enjeu étant d’interroger cette double caractéristique du corps humain : à la fois prison, emmurement, puisque nous ne l’avons pas choisi, et terrain de liberté, puisque nous pouvons en faire un outil d’affirmation de soi. Cette ambiguïté, ou plutôt cette simultanéité, est au cœur des « Métamorphoses » d’Ovide, qui nourrissent mon roman « Murène » mais aussi d’autres de mes textes (par exemple « Tu seras mon arbre », réécriture de la métamorphose de la nymphe Daphné en laurier pour échapper aux ardeurs d’Apollon).

J’ai en effet été frappée par la beauté insolite des handi-nageurs lors des Jeux Paralympiques de Rio en 2016. Leur nudité, leur absence de compensation par des appareillages, leur extrême diversité et singularité, et leurs parcours de champions incarnaient parfaitement à la fois l’idée du handicap (ce qui manque, fait défaut, s’écarte de la norme) et l’idée d’accomplissement : ce sont d’extraordinaires athlètes. C’est une révolution formidable du regard et de la compréhension de soi que ce passage de l’apparente béance à la plénitude, de la déficience à la puissance. En eux, nous projetons nos propres vides et pleins, nos propres manques et désirs d’accomplissement.



Le personnage de François Sandre s’inspire-t-il d’un sportif existant ?


J’ai en particulier été frappée par Zheng Tao, multi-médaillé d’or, un nageur chinois amputé haut des deux bras. Sa nage fabuleuse, en véritable poisson (murène, ai-je tout de suite pensé), son visage triomphant à l’annonce de son classement, m’ont éblouie. Mais j’ai eu envie d’incarner cette idée de métamorphose dans un personnage de pure fiction, qui privé de la totalité de ses membres supérieurs, à une époque (les années 1950) où la médecine et l’appareillage ne peuvent lui proposer de réelle compensation et le contraignent donc à être entier tel qu’il se réveille de son accident, avec cette terrible mutilation, vont l’obliger à déployer des efforts de créativité et d’imagination pour réinventer l’ensemble de ses mouvements, de ses rapports aux autres, de l’amitié et l’amour… c’est l’un des rares romans que j’ai publiés qui ne s’appuie pas sur l’itinéraire d’une personne existante. De Zheng Tao, je n’ai conservé que l’image. La silhouette à la perte définitive, qui commandait une révolution intérieure, et du mouvement.

François Sandre est donc ma créature, j’assume toute la responsabilité de son histoire à la fois tragique et lumineuse : c’est moi qui l’électrocute sur un wagon dans les Ardennes, moi qui l’ampute des deux bras, moi qui choisis de le faire naître à une époque où la technique est impuissante à le consoler (le diplôme de kinésithérapeute n’est formalisé qu’en 1956, l’ergothérapie n’existe pas, il n’y a pas encore de prothèses intelligentes…). Mais c’est moi aussi, et non le réel, qui lui offre en échange de tant d’impuissance la ressource d’une imagination fertile. Cette ressource est aussi la mienne en tant que romancière : j’écris un personnage de fiction, qui ne survit que par son imagination.


Pourquoi avez-vous choisi la natation ?


Dans la magnifique mutation de François Sandre, l’eau jouera un rôle clé. On est en 1956, aux balbutiements du handisport. L’aventure de François et de ce projet un peu fou de sport pour personnes handicapées sont concomitants et se nourrissent. Le symbole de l’eau comme matrice est évident, c’est le lieu de la métamorphose du vivant – et je fais d’ailleurs le parallèle avec l’histoire de l’espèce humaine, qui sort des eaux Paléozoïque ainsi que le raconte Darwin…. tandis qu’y retournent plus tard, à l’instar de François en cette année 1957, sous forme de mammifères marins, tout un pan du vivant terrestre. Dans l’eau, François fait pour la première fois une expérience heureuse de son nouveau corps, il est entier sans ses bras, « l’eau combles les voies ouvertes à la mort ». Ça commence par une baignade un peu risquée dans un lac de montagne. L’envie grandit devant un bac de l’Aquarium Tropical de Paris, où une murène gauche et grâcieuse offre un portrait en miroir à François. La nage commence vraiment dans une piscine municipale où se réunit une poignée de mutilés qui refusent d’être empêchés par leurs corps. L’eau sera une deuxième fois une matrice pour François, qui non seulement conquiert ce nouveau corps qui lui était étranger, mais découvre parmi ces sportifs insolites une nouvelle sociabilité, un sas vers le monde extérieur, l’amitié, l’amour, le collectif.




L’histoire de « Murène » se déroule dans les années 50. Est-ce pour aborder le début du handisport en France ?


Les années 1950 sont les années de beaucoup d’aventures. De projets fous dont on ignorait s’ils réussiraient, et qui n’étaient alors, c’est leur beauté, que pari, croyance, foi : le balbutiements des prothèses myoélectriques, le premier service hospitalier spécialisé pour les grands brûlés, les débuts de la kinésithérapie et de l’ergothérapie, des explorations sous-marines filmées (Le Monde du silence, de Coustaud), d’inventions qui révolutionneront le quotidien des personnes handicapées (la ventouse domestique, le Velcro), et des premières expériences civiles de sport pour les handicapés portées par un groupe d’anciens jeunes résistants fracassés dans les dernier mois de la seconde guerre mondiale. C’est dans un univers de créativité débordante que j’ai voulu plonger mon personnage, qui doit être l’inventeur de son existence. Il est artiste. Tout mouvement est désormais chorégraphie, il doit être pensé, imaginé avant d’être exécuté. Rien ne va plus de soi, rien n’est garanti, assuré, tout ce qu’il entreprend peut échouer. Mais c’est son élan qui est superbe. Il vit dans une société aux élans multiples et incroyables, dans ce milieu de ce qu’on appellera plus tard les « Trente Glorieuses ».


Pensez-vous que les médias louent les handicapés et négligent l’athlète ?


Les mentalités évoluent mais oui, c’est encore le cas aujourd’hui. On parle davantage de gens courageux que de champions. Dans les années 1960, c’était bien pire : je n’oublie pas les commentaires des – rares- journalistes qui couvraient les jeux para Olympiques de Rome en 1960, les premiers, ou de Tokyo quatre ans plus tard. Ils évoquaient les « jeux du courage », et rappelaient que le sport était très utile pour améliorer les problèmes urinaires !!! (Rappelons nous que ces jeux ont été réservés jusqu’en 1972 aux « assis », autrement dit pour la plupart aux para et hémiplégiques). Le regard change, mais il y a beaucoup à faire encore en terme d’image, de rémunération, de considération sportive (aux JO de Rio, en 2016, les gradins étant plutôt vides pour les Jeux paralympiques, on avait distribué des billets gratuits à des familles des favelas pour les remplir…).


Votre intérêt s’est-il porté sur le monde du sport ou plutôt sur comment et pourquoi François est arrivé au sport ?


En tant que romancière, ce n’est jamais le sujet en soi qui m’intéresse (sport, handisport, handicap, médecine…), c’est ce qu’il interroge en nous de la condition humaine, de notre rapport au monde, c’est la construction du personnage qui peut incarner cette réflexion et de la langue à inventer pour la porter. Sinon je serais essayiste, ou journaliste.


Connaissiez-vous le monde du sport et celui du handisport ?


Ni l’un ni l’autre, ou à peine. Mais cela n’a aucune importance. J’ai fait un an de recherches dans les archives du mouvement handisport à la Bibliothèque Nationale de France, à la Fédération Handisport, à l’Hôpital d’instruction des armées de Percy, j’ai rencontré des entraîneurs de handi-nage et des handi-athlètes, j’ai vécu un peu sans bras. Chaque roman est pour moi une aventure en territoire inconnu, de la maternité des femmes déportées à Ravensbrück à la création du premier collège pour filles noires au Cameroun, à la disparition de la banquise au Groenland ou à l’avortement clandestin en France dans les années 1940. J’ai une âme d’historienne, mais c’est le roman qui me passionne. L’idée d’incarnation, toujours, et la puissance de la fiction pour dire, en créant des archétypes, le réel.


Êtes-vous sportive ?


Oui, même si pour écrire ça ne compte pas. Si ce n’est que je connais bien le corps humain. Mais je suis une terrienne, moi, pas une adepte de la natation et des piscines. Mon territoire, c’est la montagne, et les reliefs.


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