Entretien avec les dé-managers : "L’âge d’or du 10 se situe sans doute dans les années 80. "
- Julien Legalle
- 7 janv. 2020
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 nov. 2020
Après "Comment regarder un match de foot ?" et "Les entraîneurs révolutionnaires du football", les Dé-managers continuent à faire notre éducation tactique avec la sortie de leur nouveau livre "L'odyssée du 10" chez Solar. Un ouvrage consacré au numéro mythique du football.
Entretien croisé entre les "4 fantactiques" Raphaël Cosmidis (Red Star, L’Équipe), Philippe Gargov (Footalitaire), Christophe Kuchly (AFP, Le Monde, Eurosport, La Voix du Nord) et Julien Momont (RMC Sport).
Pouvez-vous nous donner une définition du n°10 ? Existe-t-il plusieurs types de 10 ?
Julien Momont : Pour donner une définition scolaire, le 10 se définit par son rôle, la zone du terrain qu’il occupe et ses aptitudes. Au sens traditionnel du terme, c’est l’organisateur du jeu de son équipe, qui évolue dans l’axe en soutien de ses attaquants, doté de qualités techniques et créatives lui permettant de faire la différence par le dribble ou par la passe.
Raphaël Cosmidis : Le 10 est plein de nuances. Certains utilisent énormément le dribble, d’autres moins vifs doivent créer des décalages par des passes surprenantes, souvent en une touche et depuis des positions inattendues. Ils partagent tous une grande sensibilité du pied. Le dosage, dans la passe, dans la conduite de balle, est ce qui les réunit.
Christophe Kuchly : Dès qu’on s’approche du but adverse, il faut faire des différences pour tromper la défense, et chacun a sa stratégie pour y arriver. Même s’il y a plusieurs profils, un défenseur n’aura pas dix réponses à apporter à sa problématique, qui est d’abord d’empêcher l’adversaire de marquer. À l’inverse, le créateur part d’une toile vide et peut tout faire : se déplacer, dribbler, passer, tirer. Il faut une vision du jeu supérieure et des pieds capables de mettre ses idées en pratique.
Philippe Gargov : Et pour finir sur une définition plus allégorique, on pourrait dire que le 10 est un Roi-Soleil. Par son leadership technique, il dicte le tempo du match, l’orientation du jeu. Et par sa dimension solaire, il attire vers lui les ballons et rayonne en les redistribuant vers l’avant. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison si le champ lexical de la lumière est abondamment utilisé pour les décrire !

A quel moment de l’histoire le 10 arrive-t-il ? Quelle fut la période reine pour le 10 et dans quel pays ?
Julien : Dès le début du XXe siècle, certains joueurs endossaient les responsabilités de la création du jeu. Cela pouvait être l’un des demis (les milieux de l’époque), ou un inter (attaquant intercalé entre l’ailier et l’avant-centre). Le numéro en tant que tel apparaît sur les terrains européens à la fin des années 20, sous l’impulsion de l’entraîneur d’Arsenal Herbert Chapman. La numérotation anglaise attribuait le 10 à l’inter gauche, le joueur traditionnellement le plus créatif dans le W-M.
Raphaël : L’âge d’or du 10 se situe sans doute dans les années 80. Platini et Maradona sont au firmament, le Brésil en compte plusieurs, comme dans les années 70, Laudrup arrive, et chaque club, notamment en France, s’appuie sur un meneur de jeu. Les nouveaux n’arriveront pas à prendre la relève de Platini, mais ils sont très nombreux.
Christophe : Quasiment tous les grands clubs de Serie A avaient leur meneur de jeu axial dans les années 90. La bascule se fait à Brescia, où Roberto Baggio côtoie Andrea Pirlo. L’ancien est l’un des derniers représentants d’un poste que le jeune va contribuer à transformer en reculant sur le terrain. Il est plus facile de dater la raréfaction des 10 traditionnels que leur apparition : traditionnellement, le meilleur joueur de l’équipe se chargeait de l’animation offensive, dans des systèmes qui garantissaient pas mal de liberté. Après-guerre par exemple, Alfredo Di Stefano incarnait mieux que personne cette figure du meneur de jeu, mais il jouait partout et marquait tellement qu’il est difficile de le mettre dans une case. En plus, il portait le 9 au Real Madrid.
Le spectateur a souvent une relation passionnelle avec le n°10. Pourquoi fascine-t-il autant ?
Julien : C’est dû au profil différent de ces joueurs, des génies inventifs capables de surprendre à tout moment par un geste ou une pensée. Ce sont des générateurs d’émotions et de souvenirs pour le public, des joueurs qui rendent l’extraordinaire accessible. Et en plus, ce sont souvent eux qui font gagner les matchs.
Raphaël : Suivre les sportifs de très haut niveau, c’est l’envie d’observer le talent. Et aucun poste n’est plus attaché à cette idée que le numéro 10. Il maîtrise le ballon mieux que les autres, voit le jeu mieux que les autres, le pense mieux et surtout autrement. Sa vision nous est inaccessible, ce qui nous place en contemplateurs.
Christophe : Ils ont un contrôle du temps qui leur permet de décider du visage d’un match. Que ce soit la frénésie apportée par un Maradona ou, à l’inverse, la lenteur de Riquelme en fin de carrière. Un bon 10 ne peut pas subir les événements, il doit être le match.
Philippe : Il faut aussi rappeler qu’au temps de leur grandeur, aucun autre joueur dans l’équipe ne leur arrivait à la cheville. Ils avaient un talent incomparable balle au pied, et une intelligence de jeu qui leur permettait de trouver des ouvertures que personne n’aurait imaginé. Ils pouvaient inventer des gestes, des passes, des manières de frapper le ballon, parce qu’ils en avaient cette combinaison de talent et de créativité. Sur le terrain, ils se distinguaient, au sens propre du terme : ils amenaient de la distinction, de l’élégance, qui contrastait avec un football parfois rustre et besogneux. Leur majesté venait aussi de ce contraste.
L’Art (cinéma, musique, théâtre, littérature) s’est aussi inspiré du 10, notamment de Maradona, Zidane et Pelé… D’ailleurs dans le livre, vous n’hésitez pas à aller à la rencontre d’un chef d’orchestre, d’un grand chef, un chorégraphe… Qu’est-ce que leur vision hors football apporte à l’analyse de ce poste ?
Julien : L’idée était d’explorer la véracité des analogies employées au sujet du numéro 10. On dit de lui qu’il est le chef d’orchestre de son équipe et un magicien, mais qu’en est-il vraiment ? La vision du chef d’orchestre Maxime Pascal, du magicien Étienne Pradier, du chorégraphe Jean-Claude Gallotta, mais aussi de l’ancien meneur de l’équipe de France de basket Laurent Sciarra, de l’ancien 10 du XV de France Yann Delaigue et de tous les autres intervenants des encadrés apporte un regard décalé et transdisciplinaire sur le numéro 10. Cela permet de sortir un peu du foot pur et dur, de respirer dans la lecture, et de se rendre compte de la proximité du 10 avec d’autres rôles de la vie sportive et culturelle.
Christophe: Il y a plusieurs façons d’appréhender la chose. Le lecteur peut voir dans ces encadrés une petite respiration un peu plus légère entre deux parties, une façon originale de traiter le sujet qui retient l’attention car on nous en parle beaucoup alors que ça ne représente qu’une petite partie de l’ouvrage. On peut aussi trouver intéressante cette mise à l’épreuve de préjugés plus ou moins pertinents – notamment l’analogie avec le quarterback. Mais, pour l’analyse du poste, c’est peut-être surtout la notion de responsabilité qui est intéressante. Le 10 doit diriger la manœuvre sans jamais se couper de ses partenaires, et c’est une fine ligne qui se retrouve dans d’autres domaines.
Philippe : Très vite, 10 ont fasciné les artistes de tous horizons. C’est d’ailleurs assez propre au football : si on regarde les autres sports, ce sont plus souvent les joueurs de combat qui inspirent les arts (les boxeurs, les “forçats de la route” en cyclisme, etc.). Les seuls footballeurs qui peuvent se targuer d’avoir autant inspiré les artistes, ce sont les ailiers, pour leur côté virevoltant. L’esthétique des 10, le raffinement avec lequel ils touchent le ballon, explique en grande partie cela. Le foot n’est pas un sport de combat, et ça se ressent dans les textes qui parlent des 10. On évoque les caresses de Riquelme, le port altier de Platini, la délicatesse de Bochini… Il y a énormément de références, qui vont du tango au rap français en passant par le cinéma, la danse, etc. C’est aussi cette poésie, ce “romantisme” auquel on a souhaité rendre hommage à travers nos entretiens en interlude.
Existe-t-il une face cachée, moins brillante chez le 10 ? Si oui, comment expliquez-vous cela ?
Julien : Les déboires de certains 10, et notamment de Diego Maradona, alimentent le mythe du génie torturé, de l’inventeur fou. Certains chercheurs mettent en lien instabilité mentale et génie créatif, de par la faculté que cela entraîne de penser hors des sentiers battus. C’est sûrement excessif au sujet des numéros 10, mais ils restent des personnalités hors du commun, avec une perception et une sensibilité de l’espace et du temps à part, ainsi qu’un rapport au collectif particulier.
Christophe : Tout dépend ce qu’on appelle face cachée. Sur une définition assez sombre, Maradona est un exemple très parlant. S’il s’agit des défauts du 10, il y a un rapport à l’irrégularité qui est essentiel dans la compréhension de ce poste et de son évolution. Par définition, on ne peut pas automatiser l’invention, et la rareté du geste peut rendre le jeu plus beau qu’efficace. Les réponses sont aujourd’hui collectives, parce qu’il est plus simple de créer de l’espace en faisant circuler le ballon d’une certaine manière qu’en attendant que le meneur fasse une passe qui casse deux lignes.
Philippe : On pourrait aussi évoquer l’hypersensibilité de certains 10 comme Baggio et son cheminement entre dépression et spiritualité, la mélancolie d’un Yoann Gourcuff, les questionnements philosophiques d’Hatem Ben Arfa… Ou encore le caractère hédoniste de Ronaldinho, Maradona et tant d’autres. Quand on regarde de loin, il est certain que l’idée du numéro 10 renvoie cette image d’artiste torturé, insondable ou instable, et donc potentiellement sujet à tous les excès. Mais c’est à mon avis une image que l’on projette sur eux. L’immense majorité des 10 restent des personnalités certes sensibles, avec un vrai sens du collectif et de la responsabilité, mais aussi des hommes simples et accessibles. C’est le revers de la médaille avec le mythe du numéro 10 : l’image que les gens se font de ce numéro a peut-être eu tendance à “mythifier” la réalité…
Après sa carrière de joueur, le 10 devient-il facilement entraîneur ? Si oui, est-il aussi brillant ?
Julien : On démontre dans « L’Odyssée de l’après », la dernière partie du livre, qu’il n’y a pas nécessairement de corrélation entre poste de joueur et philosophie d’entraîneur. Certains défenseurs frustrés de leurs limites personnelles en tant que joueurs, comme l’Espagnol Paco Jémez, compensent en valorisant un jeu s’appuyant sur des éléments bien plus talentueux qu’ils ne l’ont jamais été. Néanmoins, avoir été un 10 offre des avantages clairs sur l’approche technique et spatiale du jeu. A condition de savoir se mettre à la hauteur de joueurs parfois incapables de reproduire ce que l’entraîneur réalisait facilement crampons aux pieds.
Christophe : L’Histoire montre que la façon dont on a été coaché et la culture du jeu dans laquelle on a baigné influe plus que la manière dont on jouait. Le meilleur exemple vient du Barça. Luis Enrique, Pep Guardiola, Laurent Blanc, Julen Lopetegui, Oscar Garcia et Albert Celades étaient coéquipiers en 1996/97 et tous sont, à divers degrés, devenus des entraîneurs aimant avoir le contrôle du ballon. A l’inverse, Antonio Conte et Didier Deschamps – voire Zinédine Zidane –, qui étaient alors à la Juventus, n’ont aucun problème à jouer le contre. Le charisme dont sont dotés de nombreux 10 les a aidés dans leur reconversion, mais je ne vois pas de corrélation directe entre la lecture du jeu dans l’instant et celle, globale, nécessaire à un coach. Surtout qu’un élément offensif n’a jamais tout le jeu face à lui, sauf à décrocher façon Cruyff à l’époque. La façon dont les centraux choisissent de relancer ne le concerne finalement pas directement.
Aujourd’hui, ce poste semble avoir disparu. Pourquoi ? Par qui a-t-il été remplacé ?
Julien : Reprendre le triptyque de la définition de départ (rôle, zone, aptitudes) conduit à nuancer ce constat. Il existe toujours des organisateurs du jeu, capables de donner le tempo, de créer, de par des qualités de passe et de vision du jeu hors normes. Néanmoins, ceux-ci exercent désormais plus bas que les 10 dits « traditionnels », généralement devant la défense, comme Andrea Pirlo il y a quelques années. C’est lié à l’athlétisation et à l’accélération du jeu, ainsi qu’à la maximisation tactique des approches défensives, qui imposent désormais, dans la zone historique du 10, d’avoir d’autres qualités, plus explosives, avec l’exacerbation de l’importance du jeu sans ballon.
Raphaël : Désormais, parmi les plus gros créateurs d’occasions, on retrouve même des latéraux au profil plus complet qu’auparavant : Alexander-Arnold ou Kimmich avant qu’il redevienne milieu de terrain cette saison. Par le passé, le 10 pouvait trouver du temps sur le terrain, que ce soit entre les lignes ou en décrochant. Aujourd’hui, les autres se sont élevés à son niveau technique et on n’a plus besoin de lui si bas. Donc soit il est assez vif et mobile pour survivre dans les 35-40 derniers mètres, soit il existe depuis une autre position.
Christophe : Certains numéros 9 ont un bagage technique qui leur permet d’assumer cette fonction de création, notamment Roberto Firmino. J’entends parfois qu’il n’y a plus les 10 ultra doués de l’ancien temps, alors que c’est justement l’inverse : le football est rempli de joueurs qui aurait été meneurs il y a vingt ou trente ans mais qui, en complétant leur panoplie, sont capables de jouer ailleurs. David Alaba, qui s’est régulièrement retrouvé en défense centrale ces dernières semaines, était par exemple un meneur surdoué en arrivant dans le monde pro. Le football d’aujourd’hui a rendu nécessaire son placement plus bas, mais sa maîtrise du ballon est supérieure à des gens ayant fait carrière à ce poste avant sa naissance.
Les démanagers. L'odyssée du 10. Solar, 2019.