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« En moi, l’homme a toujours dominé le sportif »

Parmi les sports se prêtant le mieux à la mise en récit et à la légendarisation des exploits sportifs, le cyclisme occupe une place de choix. Pour s’en persuader, il suffit de parcourir sur Gallica les récits des premières étapes du Tour dans le journal L’Auto. Il suffit aussi de lire le regard de Roland Barthes sur le « mythe » de ce Tour, ou encore la description que fait Georges Vigarello de ce Tour comme lieu de mémoire pour tout un pays.

Parmi les légendes les plus tenaces, parmi les images jaunies, à la fois si floues et pourtant si nettes dans nos mémoires, il y a celle d’un cycliste prostré sur le sol des Champs Elysées. Il porte pourtant la tunique couleur soleil du leader, le fameux maillot jaune, mythe à lui seul. Mais à cet instant, cette tunique ne lui appartient plus. Autour de lui, c’est l’effervescence. Les journalistes se massent, les questions fusent. L’homme sous la tunique, lui, est sonné. Transi de douleur physique, sous le choc des chiffres. D’un chiffre. Huit secondes.


Après trois semaines de course, Laurent Fignon vient de perdre le Tour de France 1989 pour huit secondes, au profit de l’Américain Greg LeMond. Et si, à cet instant, son monde s’écroule, c’est pourtant sa légende qui s’écrit, malgré lui. Exit les victoires précédentes, et notamment deux Tours de France remportés en 1983 et 1984. Ce que l’« on » retiendra de lui, et plus précisément ce que les médias ne cesseront de rappeler à son sujet, c’est ce tableau, véritable version sportive télévisuelle ou photographique d’un gisant. Il faut dire que l’histoire contée là est stupéfiante de dramaturgie.


Pourtant, une autre histoire existe. Celle émanant de l’acteur principal lui-même. Un regard qui échappe souvent au public dans le schéma communicationnel établi autour du spectacle sportif. Un regard qui nous apparaît notamment à la faveur des autobiographies. Et celle de Laurent Fignon vaut le coup d’œil. Car celui-ci a traversé l’histoire du Tour de France, en tant qu’acteur puis narrateur jusqu’à sa mort en 2010. Et car il était persuadé d’avoir vécu une époque-charnière, qui vit la bascule du vainqueur au gagneur, du romantisme au productivisme, de la bataille décousue entre êtres humains à l’affrontement calculé entre machines. Cette bascule, il se la remémore dans une autobiographie à cœur et à corps ouverts.

Tout d’abord, Fignon choisit de crever l’abcès d’entrée et de revenir sur ce Tour 1989, autant pour répondre à la curiosité du lecteur qui n’associe que ce moment au coureur, que pour asseoir la thèse qu’il développera tout à long de son récit de vie. Selon lui, le vélo, c’est le miroir de l’Homme et de la société, et les coureurs sont bien souvent, hélas, soumis à l’époque dans laquelle ils évoluent. Dès lors, le Tour 1989 ne mettait pas simplement aux prises Fignon et LeMond. Il était affaire d’ethos. Fignon se voyait lui-même comme un romantique, un attaquant, qui préférait « risquer la victoire plutôt qu’assurer une défaite paisible ». Pour lui, le cyclisme était « un art vivant », et tout autre perception entrainerait sa léthargie. Or, dans le contexte d’un Tour de France qui virait au « cirque », véritable reflet de la société du spectacle et de ses travers, il avait face à lui l’Américain LeMond, « suceur de roue », calculateur, chevalier du progrès monté sur son vélo de triathlète non homologué… Abattu par la blessure et l’injustice, Fignon perdit ce Tour et vit son métier lui échapper. Sous ses yeux, l’individu allait laisser la place à la machine à pédaler. Les mythes et légendes, les exploits et défaillances seraient remplacés par les calculs, la valeur marchande, l’exigence de résultats. Exit les vainqueurs, place aux gagneurs. Le culte de la performance version vélo allait prendre son envol sur des pentes avalées à des rythmes infernaux, à l’image de nouveaux produits dopants faisant leur apparition et pouvant bouleverser la hiérarchie du talent. Pour Fignon, c’est la rupture. Parce qu’il ne se voit pas comme une machine à produire des victoires.

En effet, loin de la machine, c’est toute son humanité qu’il fait ressortir dans son ouvrage. Ici, pas de catalogue de victoires ou de descriptions plates des épisodes principaux de sa carrière. On est loin du « fan service » de certaines autobiographies d’athlètes, plates comme des limandes. Pour Fignon, la carrière de cycliste est « une mise à nu ». Le vélo est « ce par quoi l’homme se trouve et se prouve ». Il dévoile la vérité nue, donc. Il décrit méticuleusement ses sensations, les évolutions de son corps, les « intuitions de son physique ». Il explore la « mémoire du corps », et assimile les moments de grâce sportive à des instants d’alignement entre « le corps et l’esprit ». Il souligne également l’importance de l’éthique et de la morale dans l’approche de son sport, ce qui l’entraîne notamment à envisager un contrôle antidopage positif comme une réelle faute morale dont il se repentit. Et surtout, au-delà de l’image du champion, Fignon lève le voile sur la dépression que peut traverser un athlète en phase de rééducation après une blessure, ou encore la petite mort de la fin de carrière, cristallisée pour lui dans un changement de plateau un matin de départ à l’entraînement. En somme, l’ouvrage décrit un homme plus qu’un surhomme, ce qui est rafraîchissant.


Mais il ne décrit pas n’importe quel homme. Il peint le portrait d’un véritable rebelle. Car Fignon se voulait homme libre, et la lutte pour cette liberté a pris divers visages particulièrement intéressants. Il y a la lutte au sein d’un peloton régi par des règles et des arrangements qui entrent en tension avec la morale et la fougue du jeune (puis moins jeune) Fignon qui refuse l’asservissement, que ce soit vis-à-vis des autres coureurs, des directeurs sportifs ou même des médias. Il y a la lutte face à l’évolution du cyclisme et contre la normalisation imposée par l’époque. Il y a aussi son aventure en tant que propriétaire d’équipe puis d’organisateur d’évènements, pour lutter contre les propriétaires et le géant A.S.O.. Bref, Fignon voulait se posséder lui-même, être libre. Il était « le petit face aux gros », défenseur de l’histoire du cyclisme, des coureurs et d’un autre spectacle sportif. En somme, un rebelle dans un monde en pleine mutation entre la fin des années 1980 et le début des années 2000.


Au moment de conclure, Fignon insiste : il n’est « ni un fantasme, ni une transposition ». Il n’est qu’un homme, « insoumis et vivant ». Dans le cyclisme moderne, il recherchait la fatigue et les défaillances. Ce qui donne du sens aux exploits. En faisant apparaître ses fatigues, ses faiblesses et ses défaillances tant physiques que morales, il redonne du sens à ses propres exploits à travers son livre. Plus tôt, il cita avec justesse Jacques Anquetil : « Si tu ne fais que vaincre, tu as ton nom dans les statistiques. Si tu convaincs, tu entres dans le livre de l’imaginaire ». Fignon y est resté à travers une image de souffrance. Il reprend la main sur les imaginaires avec ce livre, montrant le pouvoir de l’autobiographie pour les sportifs. Non, il n’est pas fantasme, ni transposition. C’est un homme. Avec ses exploits et écarts. L’image de couverture est bien trouvée. On y voit un coureur jeune et insouciant, un homme libre. La lecture de ce livre viendra remplacer à coup sûr d’autres images plus douloureuses par cette image-ci dans l’imaginaire du lecteur.

Laurent Fignon. Nous étions jeunes et insouciants. Paris, Grasset, 2009

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