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L’art du Jeu, de Chad Harbach

Henry Skrimshander ne paie pas de mine. Joueur de baseball chétif, jouant dans l’anonymat d’un trou perdu du Midwest, il ne semble pas très impressionnant au premier abord. Pourtant, il a un don. C’est un arrêt-court de génie, dont la défense, parfaite, relève autant de la muraille infranchissable que de l’art. Un talent que le jeune Henry peaufine depuis sa lecture de l’Art du Jeu, livre référence écrit par le plus grand arrêt-court de tous les temps, Aparicio Rodriguez. Le capitaine de l’équipe du Wetish College, Mike Schwartz, voit en lui le sauveur des Harponneurs, l’équipe de la fac qui se débat dans les tréfonds de son championnat, et décide de le prendre sous son aile.


Et voilà que le roman, publié en 2011 outre-Atlantique, nous transporte au Wetish College, niché au bord du lac Michigan, à la rencontre de personnages qui naviguent autour de ce duo pris dans une relation fusionnel de mentor et d’élève. Owen Dunne, colocataire et coéquipier d’Henry, esprit libre et brillant, passionné de littérature. Guert Affenlight, le président du Wetish College, séduisant sexagénaire, sommité dans le domaine de la littérature américaine. Pella, sa fille, autre esprit brillant. Mais aussi un esprit égaré. Cinq personnalités talentueuses et fragiles dont les vies vont se croiser et s’entrechoquer.


Chad Harbach a mis dix ans pour venir à bout de son premier roman. Dix années qui se ressentent dans la richesse de la narration et des intrigues, tout comme dans la longueur du roman (695 pages dans sa version livre de poche). Ce qui, d’ailleurs, dans la première moitié du livre, peut donner une lecture déroutante, bien que passionnante. On ne sait pas bien où veut nous mener l’auteur. Les chapitres se succèdent comme autant de tableaux ou de nouvelles, exposant ici le passé d’un des personnages, là ses émotions les plus intimes. Et puis, vient la cohérence dans la deuxième partie du roman, où tout s’enchaîne et s’embrique, révélant le but du récit : confronter des personnalités brillantes et ambitieuses, démarrrant pour la plupart leur vie d’adulte, aux réalités de l’échec et des épreuves de la vie. Et voir comment ces tourments, dans leur quête de la perfection, peuvent être dépasser pour aller de l’avant.


C’est pourquoi la complexité des relations humaines est le coeur du roman. Famille, amour, amitié, sexualité, rivalité, les liens tissés et brisés sont analysés au prisme des aventures de nos héros, à travers leurs joies, leurs peines, leurs espoirs et leurs peurs. Et c’est là qu’intervient le baseball. Présent de la première à la dernière ligne. Chad Harbach utilise le National Pastime comme métaphore de la vie, une constante avec ce jeu dont les expressions sportives ont intégré le vocabulaire du quotidien en Amérique, y compris pour décrire des relations amoureuses. Et c’est d’autant plus vrai dans ce roman. Le baseball, sport d’équipe où le joueur fait face seul à la balle dans sa quête de perfection, devient le parallèle de nos vies, où, in fine, malgré les liens que nous tissons, nous sommes seuls devant nos choix et les conséquences de nos actes. Surtout quand les liens sont précaires ou distendus comme c’est le cas des héros de l’Art du Jeu.


Même le titre du roman renvoie à cette réalité. En version originale, l’œuvre de Chad Harbach se nomme The Art of Fielding, fielding étant la catégorie du baseball concernant les compétences et statistiques de défense, complétant le Pitching (lanceurs) et le Batting (ou Hitting, l’offensive). Or, historiquement, la première des statistiques défensives, la seule qui apparaisse dans la boxscore de la feuille de match ou sur le panneau de score dans le stade, c’est l’Erreur individuelle commise par des joueurs durant un match. Une erreur individuelle qui a des conséquences autant pour le joueur que pour le collectif dans lequel il évolue, à l’identique des erreurs commises par Henry, Mike, Guert, Owen ou Pella. On notera, néanmoins, que ni l’Art du Jeu, essai référence sur le poste d’arrêt-court, ni Aparicio Rodriguez n’existent. Ils sont pure invention de l’auteur, même si le héros d’Henry est une combinaison de stars de la MLB, Luis Aparicio et Alex Rodriguez, et que The Art of Fielding renvoie au livre The Art of Hitting du hall of famer génie de la batte, Tony Gwynn aka Mr Padre.


Cependant, Harbach ne résume pas ses influences au baseball. De manière inévitable, et comme souvent dans les grands romans du baseball, un autre pan majeur de la culture états-unienne vient se réfleter sur le National Pastime, la littérature américaine. L’Art du jeu invite ainsi à la fête Herman Melville et son Moby Dick, Ralph Waldo Emerson ou encore Walt Whitman, poète mais aussi passionné de baseball, qui déclara « Le baseball est notre jeu ; le jeu Américain. Je le relie à notre caractère national ». Comme le fit Roth avant lui, avec Le Grand Roman Américain (1973), Harbach connecte le baseball et les grands auteurs de l’Amérique, terreaux fertiles lui permettant de cultiver son récit sur les individus, leurs interactions, leurs souhaits de perfection et l’apprentissage de leurs échecs.


Enfin, à l’instar de Comment tout a commencé de Pete Fromm, du Grand Roman Américain de Philip Roth ou Le Meilleur de Bernard Malamud, il n’est pas nécessaire d’être un familier du baseball pour profiter pleinement du roman d’Harbach. Mais celles et ceux qui ont la passion du baseball y trouveront pleinement leur compte alors qu’on suit les exploits et déboires des Harponneurs, obscure équipe de la NCAA DIII (la division des petites universités affiliées à la NCAA) en quête de lumière, Harbach enchaînant la description des matchs tout au long de son récit, nous plongeant autant dans l’action que dans la vie de l’équipe comme si nous en étions un membre.


Quand on parle de roman sportif, l’Art du Jeu est un livre régulièrement mis en avant, pour la qualité de son histoire et de son écriture, pour l’émotion et le plaisir qu’il véhicule. Effectivement, c’est un très bon et beau roman, excellent même pour ceux que les aléas du héros principal ne frustrent pas. Un long travail d’une décennie sur l’échec que Chad Harbach a conclu par une réussite. The Art of Writing… and Winning.

Chad Harbach. L’Art du Jeu. Editions JC Lattès, 2012. ou Livre de Poche, 2014.

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