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Chronique d’un Tour ensemble

L’écrivain Valentin Deudon a choisi de passer le Tour de France 2023 en immersion dans une maison de retraite à Valenciennes, dans le Nord, pour y suivre chaque jour les étapes en compagnie de celles et ceux qui y vivent. Plusieurs animations et sorties autour du vélo et des mots sont également programmées durant ces 3 semaines. Une expérience collective qu’il nous raconte quotidiennement, du 1er au 24 juillet, dans cette chronique !





Vendredi 30 juin – Etape 0

Un décor pour juillet


C’est un grand bâtiment aux couleurs indéfinissables, claires et sombres à la fois, qui attire l’œil et le cœur. Pour s’en approcher, on franchit d’abord une grille lente et électrique, avant d’emprunter sur la gauche un chemin bitumé. De part et d’autre, un jardin où se côtoient arbres anciens et fleurs au charme éphémère. Deux vaches postiches, étonnantes et familières, l'embellissent pour de vrai, comme un rappel des pâtures croisées sur le vélo les jours de grande liberté. Et puis derrière l’édifice, collée à lui, une rivière qui dans sa seconde patrie, la Belgique, porte le nom d’une course cycliste, un Grand Prix printanier. C’est l’Escaut qui file vers sa destinée : la mer du Nord. A quelques mètres de là pourtant, elle tend un petit bras, le Vieil Escaut, qui traverse tout juste le parc de la Citadelle avant de mourir proche de la gare...

C’est un bloc de vie qui résiste, avec à l’intérieur 78 chambres réparties sur trois longs étages, occupées par 62 femmes et 16 hommes dont l’âge se chiffre loin dans le temps, entre 64 et 102 ans. Adrien, le gamin de la bande, et Christiane, la doyenne en fauteuil, se saluent parfois à l’heure du déjeuner ou lors des animations quotidiennes au rez-de-chaussée, dans la grande salle commune. Là où s’affairent en habits rouge ou bleu ou vert les membres du personnel - une cinquantaine au total, une dizaine de métiers, des héros invisibles - pour servir, nettoyer, sourire, écouter, guider, expliquer, proposer, jouer, enrichir… Prendre soin. La salle commune, point de ralliement où trône aussi un téléviseur gigantesque, sorte de lieu idéal pour y suivre l’incontournable procession de juillet : notre Tour de France adoré.


C’est une maison de retraite médicalisée, un EHPAD : «établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes». Ici on emploie également le mot «résidence», la résidence La Treille installée à Valenciennes depuis 1982 ; à cette adresse - rue de l’Abreuvoir - depuis 2016. Elle qui m’accueille pendant trois semaines pour suivre le Tour avec celles et ceux qui y vivent et qui voudront, pourront, en totalité ou ponctuellement, participer à cette expérience qui sera tout l’inverse d’une solitude. Chaque après-midi : la course ensemble. L’étape, nos chouchous, leurs efforts, les larmes du vainqueur, et puis la France à notre porte. Les souvenirs aussi, d’un Tour passé, d’un vélo d’enfance, de voyages vrais, ceux d’avant. Celui-ci sera immobile, mais puissant, collectif, joyeux. Et son grand départ est pour maintenant.


Valentin Deudon Samedi 1er juillet – Etape 1

Nadine, châle vert et maillot jaune


Ce dimanche, Nadine ne portera pas le T-shirt jaune pourtant déjà préparé, premier de la pile dans son placard comme dans ses espoirs. « Si un Français gagne et a le maillot jaune ce soir, je le mets demain c’est sûr ! J’espère que ce sera Julian, je l’aime bien parce qu’il est simple. Et sa copine, c’est Marion, elle est d’ici Marion ! Mais si c’est un autre Français, c’est bien aussi, peu importe je les aime tous ». Environ l’heure de midi, au début de la retransmission du coup d’envoi du Tour, bien installée pour déjeuner avec les deux Yvette, Nadine l’avait annoncé haut et fort. C’est comme ça qu’elle parle Nadine, le plus possible, droit dans les yeux, le sourire entre les mots. A la table d’à côté, en face d’Albert, André n’est pas non plus du genre à se cacher, lui qui voyait Thibaut Pinot s’imposer, « parce que ça monte au Pays Basque ». Mais André est remonté dans sa chambre juste après le repas et n'en est pas ressorti, fatigué, allongé dans son lit, un vague à l’âme. Une journée sans, comme Julian Alaphilippe. Le premier viendra peut-être demain, le second gagnera peut-être plus tard. C’est long un Tour de France, surtout le jour de la première étape, quand vingt autres bonheurs proches sont encore à imaginer.


Pas de victoire tricolore donc samedi entre Bilbao et Bilbao, mais aucune trace de déception ni pour Nadine ni pour nous tous. Car qu'elle était belle à voir cette arrivée ! Simon et Adam, des Yates tous les deux, attaquant de concert à 9 kilomètres du but, peu après la terrible côte de Pike. Des jumeaux qui se jouent une victoire d’étape... Vraiment il n’y a que le Tour de France pour nous offrir un tel cadeau inaugural. Après les étreintes fraternelles, les visages épuisés et les interviews le cœur encore battant, Nadine et les autres sont repartis à leurs rituels du soir. Nadine qui sait de quoi elle parle, ancienne secrétaire du club de cyclisme d’Anzin. Nadine dernière à quitter les yeux de l’écran, le dos penché contre son déambulateur, un mince châle vert sur les épaules. Nadine qui sera - c’est officiel - mon assistante pendant trois semaines : « Demain j’irai te chercher Micheline, elle aime bien le vélo aussi Micheline, je sais pas pourquoi elle était pas là ». Je lui rappelle alors la conversation de midi, et elle promet vivement de revêtir son T-shirt jaune dès qu’un Français prendra le maillot de leader… Nadine qui à elle seule porte à présent l’espoir de tout le peuple de juillet. Valentin Deudon Dimanche 2 juillet – Etape 2

Un roi et deux reines


«L’image du jour». C’est un titre de rubrique un peu facile parfois employé par les médias lors des grands événements sportifs. Facile mais néanmoins explicite, efficace.


L’image du jour de la deuxième étape du Tour de France, c’est bien sûr celle du Français Victor Lafay, 27 ans, levant les bras et serrant les poings à San Sebastian, à quelques centimètres du bord de mer et des drapeaux basques en effervescence. A quelques centimètres aussi de la roue frustrée du grand Wout Van Aert, seulement deuxième, ce qui en cyclisme et encore plus pour lui est une défaite. Victor, le roi de notre dimanche après-midi, monté sur le podium à deux reprises, pour récupérer son bouquet de vainqueur puis pour revêtir le maillot vert. Victor qui dans le dernier kilomètre a emballé les cœurs anciens et ravi le chauvinisme ambiant : un Français qui gagne dès la deuxième étape, et en plus un Français membre d’une équipe professionnelle rouge et blanche basée dans le département, à côté de Roubaix, et dirigée par un gars du cru, le manager Cédric Vasseur, natif d’Hazebrouck, héros en jaune du Tour 1997 où il gagna lui aussi, au terme d’une échappée longue et solitaire comme on n’en fait plus.


L’image du jour au sein de la maison de retraite, c’est celle de deux fauteuils roulants aux pneus gris, stoppés côte à côte, vus de dos. Entre les chevelures qui en dépassent, un peu penchées l’une vers l’autre, un petit espace où apparait le peloton défilant sur grand écran, au milieu d’une forêt humide. Deux fauteuils, ou plutôt deux trônes occupés par deux reines : Charlotte dans celui de gauche, Yvette à sa droite. Deux élégances qui ne se connaissaient pas encore, que le prétexte vélo a reliées le temps d’une centaine de kilomètres. Charlotte, ses 4 fils « médecins » et ses 11 petits-enfants qu’elle montre fière en photo ; Yvette de Neuilly-sur-Seine et ses trois maris qui ont traversé ses amours aujourd’hui mortes. Charlotte criant à Victor en riant d’aller prendre une bonne douche pendant son interview post-étape ; Yvette à cet instant avait rejoint sa chambre, prise d’un vertige sans gravité du haut de ses 101 ans. Charlotte n’en a que 98, curieuse et avide de tout devant le téléviseur, en forme olympique si ce n'est les jambes, elle qui évoque déjà l’avenir : les JO de l’été prochain. Valentin Deudon Lundi 3 juillet – Etape 3

Ombres et lumières


C’est comme dans la vraie vie, il y a les ténébreux et les lumineux. Soit « la vraie division humaine », selon Victor Hugo, qui dans un passage des Misérables poursuit cet objectif : « Diminuer le nombre des ténébreux, augmenter le nombre des lumineux, voilà le but ». En réalité, ce n’est peut-être pas si simple, pas si binaire, et le tout est de savoir comment s’y prendre… Permettez-moi de ne pas en vouloir aux ténébreux, qui ont leurs raisons, leurs blessures, leur soleil noir. Mais aussi leur chance - à tous les âges ! - de pouvoir rejoindre, en quelques instants inattendus ou de façon pourquoi pas définitive, le camp opposé. Et il faut parfois oser les approcher doucement pour tenter d’apercevoir ce petit éclat qui existe, c’est une certitude, et qui se cache encore quelque part en eux. Un geste qui n’empêche évidemment pas de célébrer les autres, les lumineux, trahis d’emblée par leur aménité naturelle, une douceur d’être, cette chaleur humaine. Par exemple : le visage radieux d’Albert se relevant à demi au-dessus de sa grille de mots mêlés quand on le salue le matin, les éclats de rire contagieux de Thérèse qui a tout oublié sauf à distribuer de la joie autour, les grands yeux ronds de Micheline qui fascinent et éclairent loin droit devant elle. Ces trois-là étaient parmi nous lundi dans notre cocon vélocipédique, un petit salon rebaptisé «Tour de France» pour trois semaines. Ils ont suivi tout ou partie de cette longue étape au cours de laquelle les espaces de sieste - une grande ou plusieurs petites, à chacun sa stratégie - furent nombreux. Eux trois n’ont pas fermé l’œil, n’ont pas éteint la lumière. Albert, déjà une décennie de maison de retraite depuis un AVC dévastateur pour son flanc droit, ancien motard assurant la sécurité sur Paris-Roubaix ou Les 4 jours de Dunkerque. Thérèse, inquiète pour les coureurs et craignant une chute à chaque seconde de ce final furieux qui précéda un sprint massif. Micheline, qui me confia au début de l’étape qu’elle regarde absolument tous les sports à la télévision, supportrice aussi de l’équipe de volley féminine de Valenciennes qu’elle va voir jouer en vrai avec d’autres résidents. Albert, Thérèse et Micheline, trois lumineux parmi d’autres, qui montrent un chemin aux temporaires ténébreux. Valentin Deudon

Mardi 4 juillet – Etape 4

Entre collectionneurs

Deux unités, c’est peut-être déjà une collection, disons une collection naissante. Avec deux succès en deux jours, lundi à Bayonne et mardi à Nogaro, les deux premières du Tour 2023 à l’issue d’une arrivée au sprint de l’ensemble du peloton, Jasper Philipsen devient l’homme fort dans cet exercice périlleux ; un collectionneur de victoires. Et même si les cols arrivent dès mercredi dans les Pyrénées, même si la montagne omniprésente laissera peu de place à cet effort réservé aux surpuissants, le Belge de 25 ans espère bien enrichir encore sa collection de bouquets d’ici le 23 juillet et l’arrivée finale à Paris... Et puis, si l’on compte ses deux gains de l’an dernier, à Carcassonne lors du 15ème jour de course puis sur les pavés des Champs-Elysées pour l’ultime étape, on peut alors affirmer que les quatre derniers sprints massifs disputés sur la Grande Boucle ont été pour lui. Là, il n’y a plus de doute, quatre c’est vraiment une belle petite collection qui commence à avoir de l’allure... Et pour une éventuelle cinquième, il faudra attendre ce vendredi et la 7e étape entre Mont-de-Marsan et Bordeaux, plate à souhait, promise à ces quelques possédés de vitesse pure que la ligne blanche finale peinte sur le goudron fait saliver dès le réveil.


Comme Jasper, moi aussi je collectionne. Depuis le coup d’envoi du Tour, j’entame ici plusieurs collections, moins prestigieuses que les siennes, mais qui comptent autant. Des collections d’instants et de gestes, certaines étranges et d’autres drôles, des douces et des dures, celles que je recherche et celles qui me surprennent. J’ai d’abord sur mon carnet bleu une page dédiée aux noms des péniches glissant sur l’Escaut juste derrière nos fenêtres, tous ceux que je vois et recense moi-même, mais aussi ceux qui m'échappent et que Marie-Françoise et Michèle tentent de se rappeler pour moi ; il y a ensuite la collection de mains tendues et âgées, bouleversantes, dans lesquelles je mets volontiers la mienne pour guider celles et ceux qui se sentent mieux avec quelqu’un dans leur paume pour retrouver un cap ; j’accumule aussi chaque jour les multiples «bonjour» de Viviane, toute petite et adorable, intenable avec son déambulateur et qui ne veut gêner personne, même seule dans une pièce ; collection encore de chiffres criés à Adrien qui passe et repasse tout au long de l’étape en me demandant le nombre de kilomètres restant, sans jamais s’arrêter pour regarder l’écran. Sans oublier la plus large des collections, à laquelle s’ajouteront encore beaucoup d’unités, à savoir tous ces moments que je ne peux pas raconter : l’indicible.


Valentin Deudon

Mercredi 5 juillet - Etape 5

Perdus dans le brouillard


Les premières nuées blanches sont apparues dans l’atmosphère un peu après la mi-parcours, fidèles aux prévisions matinales de la météo, flirtant discrètement avec le feuillage des conifères. Il restait alors 3 kilomètres à la tête de course pour en finir avec le col pyrénéen de Soudet, hors-catégorie, 15,2 kilomètres à grimper sur une pente moyenne à 7,2%, la première grosse difficulté de ce Tour de France. Puis le brouillard s’est progressivement propagé sur l’écran, sublime pour qui peut le distinguer, capable à lui seul de griser les maillots pourtant bariolés des uns et des autres. Plus le sommet approchait, plus il s’épaississait pour ne révéler qu’au dernier moment les visages de la foule amassée dans le dernier kilomètre. Le début de la descente se dévalait également sous ses ordres, réduisant pour quelques virages la visibilité des champions, réveillant peut-être le fantôme d’un passé récent. Mais le retour à des altitudes plus humaines rétablissait vite une forme de normalité pour les yeux et on pouvait alors penser à autre chose : le gain de l’étape, qui prendrait le maillot jaune, est-ce que Pogacar et Vingegaard allaient s’attaquer, etc.


Assis à ma gauche pendant ce quart d’heure blanchâtre : Libero. Le plus beau prénom du monde puisqu’il signifie «libre» si on souhaite le traduire de l’italien. Libero semble se repérer mais ne voit plus que « des taches blanches », une sorte de brouillard constant donc. Pourtant il vous regarde droit dans les yeux quand il vous parle, le regard comme si de rien n’était. Ancien mineur, ancien basketteur, ancien tout court, avec ses 94 ans qui étonnent, puisqu’il en paraît 10 de moins. Libero n’est pas le seul ici à être aveugle. Il y a aussi Yvette, une autre Yvette (voir la chronique de l’étape 2), en qui la gentillesse toute entière semble s’être logée. Yvette voit uniquement « des formes se déplacer », mais vient tout de même entendre un bout de Tour avec nous, à condition d’être dans sa chambre à 16h30 pour le coup de fil de ses enfants, elle qui nous écoute lui décrire certains paysages pour qu’elle s’imagine. Et puis Monique, regard penché vers le sol, partante pour tout, qui a perdu la vue à 30 ans suite à une grossesse, ne voyant depuis « plus que du noir ». Monique qui à l'issue du déjeuner, au signal sonore de Micheline, attrape au passage le fauteuil de Christiane, 102 ans et qui peine à pousser son engin, pour guider leur tandem baroque jusqu’à leurs chambres voisines. Un échange de super-pouvoirs, rituel somptueux à ne manquer chaque midi sous aucun prétexte.


Valentin Deudon Jeudi 6 juillet - Etape 6

La chorale et les copains d’abord


Il y a des habitudes essentielles contre lesquelles on ne peut pas lutter. Et c’est tant mieux. Ni le mythique col du Tourmalet, ni la présence de notre Juju national dans l’échappée initiale, ni les derniers paysages pyrénéens de cette édition 2023 n’ont pu concurrencer le grand rendez-vous hebdomadaire… Car le jeudi après-midi à la Treille, c’est chorale !

Une vingtaine de résidentes et résidents, un peu plus même à mesure que le temps passait, s’asseyait dès 14h30 autour de Valérie, au chant, et Jean-Marc et Michel, aux instruments, musiciens-animateurs dans la merveilleuse association valenciennoise «Ames», qui organise des activités et événements culturels auprès des personnages âgées.

Alors, fuyant le quasi-désert et la presque-solitude de notre petit salon dédié au Tour de France, je suis descendu rejoindre par curiosité le cercle de musique. D’abord un peu derrière, en observateur, puis à côté d’Odette que j’adore et qui a instantanément tourné sa feuille vers moi pour que je puisse suivre avec elle les paroles.

« Je veux des sourires sur tous les visages ! ». Sourire et chanter, sourire en chantant, chanter en souriant… quelle belle idée proposée par Valérie. C’est presque comme danser ou faire du vélo ou être aimé : on se sent bien et fort, libre. Et tant pis pour les fausses notes. Tant pis pour le Tour.

Là-bas, Roland et sa voix grave qui anticipe tout, Lionel souhaitant garder avec lui toutes les paroles distribuées, Marie-Thérèse d’ordinaire si agitée et qui s’apaise ici comme par miracle. On entonne ensemble la bohème d’Aznavour – « une chanson nostalgique mais pas triste » -, la lointaine méditerranée et ses charmes selon Tino Rossi, ou encore la merveille de Georges Brassens que Dany fredonne encore, les copains d’abord.

Soudain, Jean-Marc presse le rythme de sa guitare en me regardant : « Ca c’est pour les coureurs du Tour de France qui accélèrent ! ». Un rappel bienvenu. Car on s’acheminait vers l’ultime ritournelle, peu après 16 heures, largement le temps de remonter avec Micheline, Pascal, Marie-Christine et quelques autres pour observer de très près les 45 derniers kilomètres de feu, Tadej Pogacar et Jonas Vingegaard formant sur les routes du plateau du Cambasque un duo de ténors. Au premier la victoire d’étape et la revanche de la veille, au second le maillot jaune et un adversaire à sa mesure.

Valentin Deudon

Vendredi 7 juillet - Etape 7

Une journée particulière


Avant l’après-midi, avant l’étape du jour, avant la traversée vue du ciel des vignobles et autres châteaux du Bordelais, pour nous une matinée un peu particulière. Hors les murs. Pas si loin non, mais ailleurs c’est déjà le voyage. Alors nous avons embarqué, avec l’indispensable JS (animateur) et la passionnée Alexandra (assistante de soins en gérontologie), dans une camionnette équipée à recevoir des êtres machinés ou instables, aventuriers pourtant. Deux trajets pour escorter la belle équipe, onze résidents : Edith, Charlotte, Pascal, Marie-Christine, Daniel, Monique, Albert, Thérèse, Michèle, Anne-Marie et Nadine. Notre destination ? La médiathèque voisine, un lieu de livres donc, un lieu de lumières où une lecture était programmée. Une sélection de beaux textes vantant les pouvoirs magiques du vélo et que je souhaitais partager.


Au menu parmi d’autres, cette balade en forêt contée par Emile Zola dans «Paris», où dialoguent Pierre et sa nièce Marie, ses leçons de grande liberté. Philippe Delerm et sa tranchée d'Arenberg, ce Nord indécis si proche de nous. Bernard Chambaz avec un texte à propos issu de sa «Petite philosophie du vélo», intitulé «Vieillir». Un texte à messages, doux à souhait. De douceur il en fut aussi question grâce à Olivier Haralambon (revue Desports), Paul Fournel (Besoin de vélo) ou Grégory Nicolas (Equipiers). Place également à la poésie d’Edmond Haraucourt, avec «Fleur de chic», quatre neuvains charnels et suspendus écrits en 1901. Entre chaque, quelques mots des uns et des autres : Daniel et ses souvenirs discrets de Paris-Roubaix, Nadine qui retrouve l’âge de Jeannie Longo tandis que nous la célébrons, Edith évoquant son tout premier vélo…


Et puis après l’après-midi, après l’étape du jour, après que Jasper ait repris sur les quais de la Garonne le fil de sa collection de bouquets (voir la chronique de l’étape 4), pour nous une soirée un peu particulière. Car quelques visites familiales plus nombreuses que d’ordinaire en cette entame de week-end, des nouveaux visages venus du dehors. Aussi le rituel de l’apéritif d’un vendredi d’été, pas dehors car il faisait un peu chaud pour les corps fanés, mais au frais à presque trente réunis autour d’une même et grande table, à rire un peu et à se régaler des amuse-bouches préparés par Nico le cuisto. Et enfin la délivrance, André et Odette qui reviennent tardivement de leur opération de la cataracte, accueillis en héros à leur sortie de l’ambulance, épuisés mais debout, borgnes mais ce n’est que temporaire, prêts pour une nouvelle étape dès le lendemain.

Valentin Deudon

Samedi 8 juillet - Etape 8

Un voyage en thérapie


Dans le grand hall d’accueil de la maison de retraite, cachée dans un renfoncement, entre les trois ascenseurs et le couloir menant à la laverie, une porte noire. Au-dessus, deux petites plaques grises et carrées où l’on peut lire ces acronymes obscurs : UVA et PASA. Le premier, UVA, signifie «Unité de Vie Alzheimer», un espace protégé, un couloir de 14 chambres réservées à des personnes atteintes de la maladie du même nom, et pour qui le risque d’un départ sans prévenir - une fuite - est élevé. Le second, PASA, veut dire «Pôle d’Activités et de Soins Adaptés». Un lieu un peu à l’écart, calme et rassurant, animé par Alexandra et Fabienne qui y organisent des ateliers individuels ou collectifs pensés pour apaiser les esprits, maintenir une autonomie, continuer à stimuler et à apprendre.


Dans le PASA, on trouve notamment une innovation captivante créée en 2016 pour celles et ceux de l’UVA, Rachel, Marie-France, Bernard et les autres. Pour combler leurs désirs d’ailleurs devenus impossibles et dangereux, ce besoin de mouvement qui fait notre raison d’être. Il s’agit d’un postiche : une gare factice, avec hall d’accueil reconstitué, écran-autocollant annonçant les départs et faux compartiment de quatre vrais fauteuils rouges. A l’intérieur, un téléviseur affiche l’illusion d’un paysage qui défile... On appelle cela "la thérapie du voyage", 20 minutes pour simuler un départ, un déplacement, et ainsi réduire les déambulations autant que le mal-être des malades d’Alzheimer, qui plus est dans un cocon propice à la confidence, au retour des souvenirs peut-être. Une thérapie dite «douce», car non-médicamenteuse. La douceur : un mot qui impose régulièrement sa loi dans le quotidien de La Treille. Tout l’inverse du final brutal proposé ce samedi lors de la 8e étape, quand les sprinteurs - alias «les grosses cuisses» - se disputaient nerveusement la gagne dans une ligne droite en légère montée. Le Danois Mads Pedersen se montra le plus fort, le plus épais dans l’effort, à l’issue d’une poussée qui nous sembla violente et interminable... La douceur revenait néanmoins juste après l’arrivée, lors des traditionnelles étreintes du vainqueur avec ses coéquipiers. Une image qui marquait la fin de l’escapade du jour : un voyage de 4h12 devant l’écran, avec Lionel qui sourit et « sue avec les coureurs », avec Pascal fasciné par « tous ces châteaux », avec Nadine toujours pas habillée de jaune. Un voyage de 4h12 de Libourne jusqu’à Limoges, observant les paysages défiler à côté, derrière ou au-dessus des cyclistes. Un forme de thérapie également. La thérapie du Tour de France.


Valentin Deudon Dimanche 9 juillet – Etape 9

Le perdant magnifique


« Je préférerais mourir maintenant, je ne sers plus à personne » ; « Je serai bientôt remplacée par quelqu’un d’autre ici tu sais » ; « Je n’ai plus goût à rien, je n’y arrive plus ». C’est presque un truisme, mais dans un tel endroit, le sentiment de résignation fait partie des murs. Ces petites phrases, il faut pouvoir les entendre, les recevoir. Lutter contre ? Oui, de toutes nos forces, malgré l’inéluctable. Et plus que des mots vides, ce sont peut-être les instants pleins, encore vécus et à vivre - des rencontres nouvelles, des plaisirs simples, des émotions positives - qui leur apportent un début de réponse, une touche d’espoir. Je veux parler de ce fameux "moment présent" toujours bien réel, malgré le temps qui a passé et ne laisse plus beaucoup d’avenir devant soi. Ce dimanche après-midi en fut une illustration parmi d’autres, réunis à guichets presque fermés dans notre petit salon «Tour de France», avec pléthore de non-résignés accompagnés pour certains de membres de leur famille, toutes et tous décidés à ne rien perdre d’une savoureuse 9ème étape.


Rien de plus normal que cette affluence dominicale : cette étape était faite pour nous, puisque célébrant une légende tricolore du cyclisme. Ville-départ : Saint-Léonard de Noblat, en Haute-Vienne, fief de Raymond Poulidor, là où il est enterré. Poupou dont j’apprends à beaucoup l’existence dans le peloton actuel de son petit-fils, Mathieu Van der Poel, déjà sympathique aux yeux de tous rien que par cette filiation. Lieu-arrivée : le Puy-de-Dôme, en son sommet, une beauté sauvage de plus au programme, montée rare où en 1964 Anquetil et Poulidor jouèrent des coudes. Poupou, premier ce jour-là, mais second du Tour, jamais vainqueur et 3 fois deuxième, "l’éternel deuxième". Poupou qui pourtant gagne le classement des cœurs, à tel point qu’aujourd’hui encore, Micheline, Lionel, Monique et l’équipe du jour n’avaient de sentiments forts que pour le perdant, un perdant magnifique, l’Américain Matteo Jorgenson, seul en tête durant 60 kilomètres avant d’être déposé par le Canadien Michael Woods, le vainqueur officiel, à 500 mètres de la ligne.

Valentin Deudon Mardi 11 juillet – Etape 10

Deux livres à mon chevet


Captivante. C’est peut-être le mot le plus adéquat pour la résumer. L’étape du jour, ses montées et descentes incessantes dans la chaleur du Puy-de-Dôme, entre le parc Vulcania et la ville d’Issoire. Des offensives dès les premières secondes, plusieurs déroutes hâtives et inattendues, des chouchous tricolores au sein de l’échappée qui tarda à se former, une issue indécise jusqu’à quelques centimètres de la ligne d’arrivée… Cet itinéraire de reprise au lendemain du premier lundi de repos du Tour a tenu notre petit collectif en haleine tout au long de ses 168 kilomètres.

D’autant plus lors des 30 derniers, passés à côté d’Odette qui chaque jour ou presque, à l’approche de la dernière heure de course, vient discrètement déposer son corps fragile dans une chaise, toujours la même. Totalement ignorante de la réalité du cyclisme professionnel, Odette pose toutes les questions nécessaires pour le comprendre. Le réflexe de ceux qui étudient le monde, une intelligence toujours en quête de savoir.

Odette Hardy-Hémery, 88 ans, est agrégée d'histoire, titulaire depuis 1981 d’un doctorat, professeure émérite d'histoire contemporaine à l'Université Lille 3, grande spécialiste du monde ouvrier et de l’industrialisation de l’entre-deux-guerres dans la région. Elle a écrit plusieurs ouvrages pour restituer ses travaux de recherche ou partager ce qui la fascine, « ces choses du passé que personne ne connaissait ». En 2012 est paru aux éditions Gallimard son dernier livre, "Fusillé vivant", un travail rigoureux et passionnant exhumant un fait inédit, l’histoire vraie du Nordiste François Waterlot, soldat de 27 ans fusillé en 1914, improbable survivant de sa propre exécution…

La suite est en ce moment sur ma table de chevet, en compagnie d’un second livre, dans un autre genre. C’est un «portrait de vie», celui d’une autre résidente, Micheline, Micheline Wisniewski, 91 ans. Retranscrit l’an dernier par Sabrina Rivat suite à des moments d’échanges avec notre fan de « tous les sports », qui ne manque rien, presque un programme télé des événements sportifs à elle seule. Et à lire ce portrait on aurait presque envie que chacune des 77 autres longues vies ici présentes possède le sien, pour mieux connaître leurs racines et leurs souvenirs, leurs guerres et leurs amours, leur complexité et leur humanité. Mieux les connaître et les respecter.

Valentin Deudon Mercredi 12 juillet – Etape 11

Joyeux anniversaire !


Le Tour de France est une vieille personne. Née en 1903, elle fête cette année ses 120 ans. Son anniversaire dure trois semaines, une grande cérémonie nomade à travers le pays, à laquelle tout le monde s’invite, chacun à sa manière. A la maison de retraite aussi, on célèbre les anniversaires, les derniers vendredis de chaque mois, tous réunis vers midi dans la lumière du grand hall, avec un groupe de musiciens convoqué pour l’occasion. Fin juillet, ils seront 8 à être concernés : Michèle (88 ans), Paulette (83), Viviane (86), Fabienne (91), Jacqueline (94), Yvette (91), Gérard (92) et Jean-Claude (87). Au sein de l’autre peloton, celui des coureurs du Tour, 14 parmi les 176 engagés cette année ont soufflé ou souffleront leurs bougies pendant la compétition, entre le 1er et le 23 juillet donc. L’un d’entre eux, Valentin Madouas, champion de France en titre avec son éclatant maillot rayé de bleu, de blanc et de rouge, fêtait ses 27 ans ce mercredi, né un 12 juillet. Tout comme Albertine, Albertine Mauviel, née le 12 juillet 1920. Elle ne faisait pas spécialement de vélo à ma connaissance, mais elle conduisait des automobiles, marchait loin et longtemps, jouait du piano pour donner la joie, cuisinait à merveille pour le plus grand nombre. Elle visitait aussi dès que possible les âmes fragiles et vieillissantes au cœur de l’immeuble valenciennois du 78 de la rue de Paris, appartenant en son temps aux sœurs de «Notre-Dame de La Treille», c’est-à-dire l’ancêtre de l’Ehpad actuel. Chaque jour pour me rendre du lycée où je suis hébergé jusqu’à la nouvelle adresse de la maison de retraite, je passe devant cette façade blanche et belle avec ses grands volets bleus. J’aperçois également l’artère voisine, la rue Jacques de Guise où vécut Albertine et sa famille, une maison-drame. Albertine est ma grand-mère, une de mes deux grands-mères, partie un peu tôt à mon goût, bien avant de la rencontrer, une tendresse en moins dans la vie. A chacun ses vides à combler, ses fantômes adorés, je voulais vous la présenter. Albertine aurait eu 103 ans ce mercredi et je me raconte souvent qu’elle aurait pu se sentir bien ici à la nouvelle Treille, y trouver sa place, ses bonheurs et ses utilités. Joyeux anniversaire Albertine.


Valentin Deudon


Jeudi 13 juillet – Etape 12

« Mon beau vélo »


Belleville-en-Beaujolais. 17h12. Dernière courbe. Ion Izagirre vire en tête. Avec une minute d’avance sur ses poursuivants. Le coureur espagnol a tout le temps de savourer son succès, 31 kilomètres après s’être extrait de l’échappée, accélérant seul et fort dans la dernière bosse du jour. Pour nous, le temps de bien l’observer. Quelques gestes flous de la main, deux bras levés vers le ciel, l’émotion qui le terrasse. Et puis son beau vélo, qui fait partie de lui, une mécanique gracieuse de marque Look. Ces quatre lettres imprimées en blanc et gros sur un cadre en carbone où domine le noir, avec aussi quelques zones vives qui réjouissent les yeux : du jaune, du rouge et un peu de bleu…

Comment oublier le compagnon avec lequel on gagne une étape sur le Tour de France ? Comment oublier les vélos qui ont le plus compté dans nos vies ? Impossible ! C’est ce que nous avons vérifié avant la course, dans la matinée, avec 8 volontaires lors d’un atelier d’écriture. Son titre : "Mon beau vélo". Notre désir : déposer et partager un souvenir fort à bicyclette. Et très vite, les images du passé affluèrent sur le papier…

Le Motobécane bleu de Monique - aveugle mais à qui le stylo et la feuille blanche ne font pas peur - reçu en cadeau pour sa communion. Le vélo marron de la petite Edith, 7 ans, trop grand pour elle, alors « Papa David m’avait rehaussé les pédales avec des cales de bois ». Celui, rouge, de Pascal qui lut son texte à voix haute devant les autres, une immense victoire sur la timidité. Nadine elle allait « au magasin de vélo au fur et à mesure que je grandissais, pour remonter la selle » de sa première bécane. Et puis il y a les vaccinées, celles qu’un gadin dans les orties ou sur le bitume a découragées : Yvette et Mauricette, une vie sans vélo ou presque, sans oser remonter sur les pédales après la chute. Odette à l’inverse est « tombée plusieurs fois sur les genoux et sur les mains et c’était le début de l’hiver. Je me suis relevée et j’ai parcouru la rue Saint-Aubert juchée sur la selle en pédalant sans arrêt ». Inspirée, Odette griffonna deux pages pleines, détaillant avec une plume exquise son premier voyage avec son premier vélo, à 18 ans, l’aller et le retour, de chez ses parents jusqu’au « lycée de jeunes filles d’Arras ». Elle adorait son vélo, car grâce à lui « on dominait le parcours et on pouvait aller vite ».


Valentin Deudon Vendredi 14 juillet – Etape 13

Le jour aux défilés

C’était un jour à défilés ce vendredi à la maison de retraite, trois défilés bien différents qui ont rythmé notre 14 juillet…


Curieux défilé de chars et autres forces militaires dès le matin sur la belle avenue parisienne, les Champs-Elysées. Dans le grand hall commun ou à l’intérieur des chambres, les adeptes étaient légion, le volume sonore de la télécommande poussé à son maximum pour l’occasion. Le rituel télévisé du 14 juillet, une fête nationale que l’on se souhaite les uns aux autres. Mais c’est un peu comme la messe, donnée à domicile les premiers vendredis de chaque mois : il y a les fidèles et puis celles et ceux qui s’en contrefichent, préférant tourner le dos au sempiternel spectacle.


Inattendu défilé de mode après le repas du midi, avec tapis rouge et décorations en tout genre aux couleurs du drapeau. Un aboutissement, puisqu’une quinzaine de résidentes et résidents travaillaient depuis un mois à leurs créations textiles avec Amandine, animatrice. Edith, Régine, André, Thérèse, Marie-France, Lucette ou Dario excellaient aussi comme mannequins, chacun dans son style, bouleversant ou dansant ou se révélant. Libero, 94 ans, professeur en optimisme, prit le micro à la fin de son passage : « Je ne pensais pas accepter aussi bien ma nouvelle situation ici, et c’est grâce à vous tous. Merci ». Et puis on dansa jusqu’au goûter, debout ou assis, en se donnant la main, comme dans un bal d’autrefois, sur des musiques d’aujourd’hui.


Alléchant défilé de cyclistes en fin d’après-midi, dans les pentes raides et somptueuses du col du Grand Colombier, dans le massif du Jura. Soit les 17,4 derniers kilomètres de l’étape du jour. Que le Polonais Michal Kwiatkowski, membre de l’échappée initiale, remporta en résistant au retour des ogres du peloton, le maillot jaune Vingegaard et son dauphin Pogacar. Derrière eux, respectivement 4e et 3e, le défilé des coureurs passant la ligne un à un s’éternisait jusqu’au 165e et dernier, plus de 28 minutes après le premier, chacun terminant comme il le pouvait, chancelant, presque au ralenti, épuisé par la violence d’un effort à reproduire dès le lendemain.


Valentin Deudon Samedi 15 juillet – Etape 14

La mélancolie de Bardet


On la redoute, on s’applique à la prévenir, on apprend à la chasser de nos esprits pour ne pas trop s’empêcher... Mais elle finit tout de même par arriver, provoquant ses dégâts plus ou moins réparables, ses douleurs plus ou moins supportables. Sur le vélo comme à un âge avancé, la chute est l’ennemie jurée. Un axiome qui s’est malheureusement vérifié tout au long de ce samedi.

Dès avant le jour, dans sa nuit trop noire, quand Yvette chavira sur son côté droit lors d’un court trajet nécessaire, prise en charge par l’équipe de nuit et récoltant au petit matin quelques ecchymoses à un coude et à une jambe.

Puis au début de l’après-midi, à peine l’étape entamée, au moment où une glissade sur le bitume humide en entraîna beaucoup d’autres : course sur pause pendant trente minutes, bobos innombrables, et puis trois abandons, déjà.

Aussi lorsque Germaine, 96 ans, assez coutumière du fait, sentit ses appuis se dérober sur le sol ensoleillé de sa chambre ; vite secourue puis relevée par Marie-Jeanne et Thomas, deux anges-gardiens quotidiens parmi d’autres.

Un peu plus tard encore, une sorte de coup de grâce, dans la descente du col de Saxel, la première des cinq difficultés au programme de cette première étape alpine. Un virage à gauche, la caméra qui arrive après l’action - tant mieux -, et l’on aperçoit étalés sur le bas côté, loin de leur machine, l’Anglais James Shaw et le Français Romain Bardet, ce dernier hagard et sanguinolent, inconsolable, fragile comme jamais sur le grand écran.

La mélancolie de Bardet qui sembla émouvoir Viviane depuis son fauteuil, peut-être solidaire du grimpeur auvergnat, elle qui passait son troisième jour enrobée d’une résine au poignet gauche. La conséquence d’un gadin lui valant également un bel hématome au menton, ainsi que le traditionnel voyage sur civière, dans cette ambulance blanche qui est ici une visiteuse récurrente ; le même modèle recueillant les cyclistes qu’une chute parfois trop abîme.


Valentin Deudon


Dimanche 16 juillet – Etape 15

Guerre et paix


Ces deux-là sont décidément fascinants à observer. Adversaires, mais inséparables. Si proches, jouant depuis deux semaines à se frôler sur n’importe quel morceau de bitume du pays. Aux confins de chaque étape montante, la même rengaine télévisuelle, comme si les autres n’existaient pas... On les suit vu du ciel, on les épie au plus serré, on guette la moindre attaque de l’un sur l’autre, en attente d’un coup de pédale un peu plus féroce que d’ordinaire qui parviendrait à les séparer l’un de l’autre, ne serait-ce que de quelques hectomètres. Mais rien n’y fait, ils restent roue dans roue, dos à dos, corps à corps. Le maillot jaune du Danois Jonas Vingegaard, leader du classement général à une semaine et 6 étapes du terme, et le maillot blanc du Slovène Tadej Pogacar, deuxième à seulement 10 secondes et l’envie de tout renverser, forment durant ce Tour de France un duo quasi-fusionnel ; leur petite guéguerre à examiner de près puisque la compétition de haut niveau, intraitable et excluant le romantisme de l’ex-æquo, exige que l’un finisse inévitablement par devenir le gagnant, l’autre le perdant.


Ici aussi, à force de poser le regard un peu partout, on aperçoit régulièrement quelques duos aimer vivre ensemble. Des êtres qui tolèrent de s’accorder, le temps de défaire la solitude qui guette et enferme si l’on n’y prend pas garde. Il y a Roland et Thérèse, qui le cherche constamment, un repère si précieux puisque tout le reste ou presque s’est envolé. Aussi Dario et Libero, leurs origines italiennes communes qui se devinent, deux beaux ragazzi déjeunant côte à côte et dissertant haut et bien. Chaque midi, on constate également le tête-à-tête distingué entre Maurice, un vieux monsieur d’une redoutable courtoisie, et Jacqueline, une vieille dame à l’accent délicieux. Odette et Marie-Christine, que leur petite taille assemble peut-être, aiment elles se retrouver chaises voisines, dans le silence certes, mais c’est déjà beaucoup. Et puis Charlotte demandant après chaque étape qu’on la dépose « chez Marie-Françoise », pour débriefer des beautés du jour. Sans oublier le "Taxi Nadine" qui conduit inlassablement Yvette, mal-voyante, ici et là. Des petits duos réjouissants vivant en paix juste à côté de ceux - aussi sous nos yeux - qui préfèrent se faire la guerre…


Valentin Deudon Mardi 18 juillet – Etape 16

Eloge de l’équipier


C’est généralement par là qu’on commence pour initier les profanes : le cyclisme est un sport collectif. Au Tour de France, 22 équipes de 8 coureurs. A l’intérieur, une hiérarchie bien définie. A chaque étape, une stratégie à déployer ensemble, dans le but d’élever le leader. Celui qui est désigné pour gagner, numéro de dossard avec le chiffre 1 dedans, protégé et mis sur orbite par les sept autres, qu’on appelait autrefois les "domestiques". Mais le mot est odieux, injuste, à remplacer donc. On parle plutôt aujourd’hui d’équipiers, ce qui est plus poli pour évoquer ce rôle de l’ombre, des efforts constants à accomplir pour autrui, dans un anonymat relatif, l’esprit de sacrifice.


Lundi, jour de repos, nous n’avons pas quitté le vélo pour autant en recevant l’un d’entre eux, un ex à la générosité toujours intacte : Robert Mintkewicz, 75 ans, 8 Tours comme coureur dans les années 70, 18 autres en tant que chauffeur de la voiture médicale, ancien patron d’un magasin de cycles qui faisait recette et humanité à Lourches. Une figure locale attendue de pied ferme, attirant la foule et les souvenirs. Le natif de Douchy-les-Mines, vainqueur du Grand Prix de Denain voisin en 1977, nous a parlé de la valeur de ce métier d’équipier, des loyautés qu’il implique, de tout ce que l’on reçoit en donnant. Bernard Hinault, Eddy Merckx ou Lucien Van Impe, tous vainqueurs de l’épreuve reine, ont été ses leaders, à une époque bien différente du cyclisme d’aujourd’hui, qu’il aime toujours et suit avec assiduité.


« Regardez le contre-la-montre de demain, c’est là que tout va se jouer », avait-il lancé à son auditoire... Bien sûr que nous l’avons regardé, 22,4 km chacun son tour, chacun pour soi, sans équipiers autour. Un trajet savoyard qui a confirmé la prévision de Robert, le maillot jaune écrasant sa concurrence. Nous l’avons regardé avec Lionel, revenu d’une fatigue passagère muni d'une boite chocolatée à partager ; avec Liliane et Micheline, après leur partie de dominos ; avec la doyenne Christiane qui nous a honorés de son auguste présence ; avec Pascal, toujours aussi silencieux et attentif dans son fauteuil attitré ; avec Nadine et Charlotte, devenues officiellement « copines » ; avec Monique, en place dès le premier coureur à s'élancer et qui, peut-être poussée par la fin du suspense, anticipait déjà l’issue à venir, dimanche, « déjà dimanche ». Une conclusion à laquelle on ne veut pas encore penser, pour profiter pleinement des dernières étapes d’un Tour ensemble.

Valentin Deudon


Mercredi 19 juillet – Etape 17

Indignez-vous !


« Non, là je ne suis pas d’accord ! Aujourd’hui c’était vraiment trop. Trop dur pour eux ! Tu te rends compte, les pauvres… Ils sont jeunes mais quand même, c’est pas normal ». Regard sombre, ton colérique, mains agitées, Marie-Françoise, 92 ans et toujours debout, s’emporte pour de bon dans un coup de gueule dont elle a le secret, sa spécialité...

Dans les minutes qui suivirent l’arrivée du vainqueur Félix Gall après presque 5 heures sur le vélo, ayant observé dans le silence de sa chambre les 20 ou 25 premiers de l’étape franchir avec tant de peine la ligne blanche finale, tout en haut de ce cauchemardesque altiport de Courchevel et son ultime pente à 18%, le trop-plein explosa. Et eut peut-être le mérite de résumer le sentiment dominant en chacun de nous : un mal-être, une forme de gêne, presque un écœurement au creux du ventre face au spectacle de la souffrance évitable des autres, tous ces coureurs que nous encourageons partout où ils vont depuis 19 jours, quelles que soient les couleurs de leur maillot ou du drapeau qui renseigne leur nationalité.

Etape reine ou pas, l’effort exigé mercredi était certainement un peu trop violent, trop épuisant, trop malsain pour que nous achevions cette nouvelle journée dans la satisfaction quasi-habituelle. Et nous pourrons à coup sûr compter sur Marie-Françoise pour en remettre une couche dès le lendemain, à l’heure du déjeuner, élevant à nouveau la voix pour protester et réveiller les indifférents. Une vraie porte-parole qui transmet encore, comme le fit le grand résistant Stéphane Hessel à une toute autre échelle dans un livre paru en 2010 - alors qu’il avait le même âge que Marie-Françoise - une des leçons faisant avancer toute société ou micro-société : Indignez-vous !


Valentin Deudon Jeudi 20 juillet – Etape 18

Le droit à la fragilité


Même les colosses ont leur jour sans. D’habitude si forts, on oublierait presque qu’ils sont eux aussi capables de vaciller. Spectacle stupéfiant, beau à voir, comme un art, que ce désordre intérieur et passager qui les rapproche un peu de nous, de nos fragilités. Pogacar hier sur le Tour de France, Roland aujourd’hui dans nos murs : tous les deux ont montré un visage jusqu’alors inaperçu, insoupçonné. Et c’est peu dire qu’après cela ils apparaissent l’un comme l’autre d’autant plus sympathiques à nos yeux, peut-être attendris par leur façon d’accueillir et d’assumer cette vulnérabilité.


Le premier a connu l’enfer mercredi dans le col de la Loze, relégué à 7 minutes et 37 secondes du vainqueur d’étape, quasiment autant du maillot jaune au général. « Je n’y suis plus… Je suis mort », l’entendit-on prononcer dans le micro destiné à son équipe, une phrase finalement diffusée au monde entier… A l’écran, Tadej Pogacar apparaissait alors voûté, livide, égaré, dans une souffrance qu’on ne lui connaissait pas, lui qui toute la saison attaque à tout va sourire aux lèvres, adepte d’un cyclisme généreux et spontané. Et puis, ce jeune homme de 24 ans qui a déjà beaucoup gagné nous montre aussi, dès le vélo posé, qu’il est un champion du savoir-perdre, félicitant celui qui le surpasse, relativisant sans cesse, conservant sa joie de vivre.


Le second a vécu un jeudi délicat, débordé par la mélancolie à l’heure d’un au revoir pesant. Haut comme une statue, épais comme un Dieu grec, Roland, 83 ans, est du genre à exister plus que les autres. Sa présence se distingue, son autorité est naturelle, véritable vigie locale. Un colosse qui a dû se résoudre à laisser « le vague à l’âme » le transpercer, dès l’instant où on lui annonça la dernière de Valérie, après 6 ans de chorale chaque jeudi après-midi à La Treille. Alors, toute la matinée il a fallu chanter, Tino Rossi entretenant le spleen. Ecrire aussi un mot tendre à l'imparfait pour celle qui part : « Nous attendions notre rayon de soleil ». Et puis essuyer sans se cacher une larme avec son mouchoir en tissu quand Valérie prit la parole pour parler d’amour.


Valentin Deudon

Vendredi 21 juillet – Etape 19

Aux marches de l’enfer


Ce n’est pas le Tour de France, mais ici il compte tout autant… Paris-Roubaix, une course-monument, fierté locale à consommer sur place un dimanche par an, au début du printemps. Et peu importe la météo le jour J, pluie ou soleil, boue ou poussière, c’est exactement là qu’il faut être : à l’entrée de la forêt de Saint-Amand-Wallers, aux marches de l’enfer, la trouée d’Arenberg ! D’autres la nomment "tranchée", tant elle a déjà proposé son lot de désastres, le long d’une ligne droite de 2,4 kilomètres ornée de pavés qui fracassent corps ou machines. Une sauvagerie cyclable également devenue lieu de culte, situé à 15 kilomètres de la maison de retraite et qu’il fallait donc absolument aller voir en vrai. Ensemble, toujours : avec Albert qui resta longuement face à la stèle rendant hommage à son découvreur, Jean Stablinski ; avec Micheline dont le fauteuil roulant testa avec peine l’hostilité des pavés ; avec Mauricette qui prit des photos sans oser avancer au-delà de la barrière en bois ; avec Pascal, encouragé par un ciel resplendissant, s’enfonçant seul et loin dans ses profondeurs ; avec aussi Daniel, notre guide désigné puisqu’il « habite Wallers », le village voisin.


Le 6 juillet 2022, il y a un an et quelques jours, Paris-Roubaix et Tour de France se sont quasiment réunis, grâce à une cinquième étape partie de Lille et dont l’arrivée se disputa à Arenberg même, près de l’ancien site minier aujourd’hui transformé en studios de cinéma. Et les pavés étaient bien sûr au rendez-vous, 11 secteurs distincts, 20 kilomètres en tout, mais sans emprunter la fameuse trouée. Dommage, ou tant mieux, c’est selon… Toujours est-il que c’est Simon Clarke qui leva les bras à l’issue de cette épopée à travers Nord. Le même qui se retrouva ce vendredi dans une échappée de deux coureurs entre Moirans-en-Montagne et Poligny, dans le Jura. Victime de crampes bien légitimes après 19 étapes sur 21, l'Australien résista moins bien que sur les pavés et laissa la victoire à un autre, le Slovène Matej Mohoric. Un héros moderne qui dans une interview à vif mêlée de larmes chaudes expliqua longuement ce que c’est d’être un cycliste professionnel : la souffrance, la cruauté, le recommencement, les sacrifices, le risque, la peur... Tout ce que la simple vue de quelques célèbres pavés nous avait également enseigné le matin même.

Valentin Deudon Samedi 22 juillet – Etape 20

Une étape, deux vainqueurs


Encore un nouveau jour passé, trop vite achevé, à essayer d’ici raconter. La course bien sûr, qui captive plus que jamais, ses avant-derniers feux de joie. Tadej Pogacar vainqueur de l’orgueil, devant le maillot jaune impuissant sur la ligne d’arrivée du Markstein, poings serrés pour exister encore et semblant nous dire : « Finalement je ne suis pas mort ! ». Thibault Pinot vainqueur au cœur dans ses Vosges natales, traversant en grand leader tout le Petit Ballon, une montée d’adieux à faire frissonner la France entière, pour chacun la pleine conscience de son tout-lui qui va terriblement manquer.


Deux gagnants pour une seule étape donc, puisque tout est décidément possible grâce à un vélo. Une sorte d’objet-miracle, mécanique forte et fragile à la fois, capable de relier simplement les êtres, que ce soit dans la magie d’un virage triple épaisseur où s’étaient donnés rendez-vous les amoureux fous de Thibault Pinot, ou dans l’intimité collective et bien vivante d’une maison de retraite où nous avons tenté une expérience, une autre boucle qui elle aussi tend à se refermer. Car dimanche, place à l’ultime étape, pour revoir Paris, aux Champs-Elysées ; une dernière journée pour essayer de se quitter.


Pourtant, les conclusions recèlent aussi parfois des commencements. Ce sera le cas sur le grand écran, puisqu’un second Tour débutera quelques heures avant que ne s’achève le premier… Il partira de Clermont-Ferrand et se terminera une semaine plus tard à Pau, avec son millier de kilomètres à braver et son peloton de 154 qui rêvent de succéder à la Néerlandaise Annemiek van Vleuten. Une nouvelle aventure que Nadine, Micheline, Lionel, Albert, Charlotte, Monique et d’autres ont prévu de suivre ensemble, réunis chaque après-midi dans le salon Tour de France né il y a trois semaines, une éternité.

Valentin Deudon

Dimanche 23 juillet – Etape 21

Il y a la fin d’un Tour


Il y a les pages 19 et 20 du livre Petite Philosophie du vélo, ce poème en prose de Bernard Chambaz à qui j’emprunte l’anaphore.

Il y a le peloton défilant à grande vitesse autour de l’Arc de Triomphe, sous un ciel chargé, les derniers coups de pédale d’un Tour de France qui comptera.

Il y a chaque jour Viviane qui demande « qui c’est qui gagne ? » ; Charlotte qui veut savoir si le vainqueur est « un Français » ; Pascal qui me dit « merci » droit dans les yeux à la fin de l’étape, son unique parole de l’après-midi.

Il y a toutes ces questions posées à l’imparfait.

Il y a Libero, 94 ans, dont je bois les paroles au pied de l’ascenseur, ses conseils pour vivre intensément, ses admirables leçons d’optimisme et de positivité.

Il y a mon vieux Motobécane de course mauve qui déraille sur les pavés de Valenciennes.

Il y a énormément d’humour, de rires, de moments drôles, beaucoup plus que dans la vie normale.

Il y a Yvette me criant qu’il serait temps de trouver l’Amour alors que je l’ai perdu il y a deux ans.

Il y a au loin la main droite d’Albert qui me décrit chaque matin le relief de l’étape, à côté de son sourire que j’emmène avec moi.

Il y a les vêtements bleus, noirs, verts, blancs ou rouges, celles et ceux qui travaillent ici et que j’envie, contre toute attente, en même temps que je les plains.

Il y a ma grand-mère à la chambre 112 ; mon autre grand-mère.

Il y a mon peloton des 78 resté intact, aucun abandon, la mort qui ne s’est pas invitée pendant ces trois semaines, un soulagement énorme.

Il y a ma petite chambre à quitter, l’accueil chaleureux reçu au lycée Notre-Dame, avec Samuel, Thierry, Bérangère, Loïc.

Il y a des frites au menu le samedi midi.

Il y a les équipes de nuit, un autre versant, sans étape, les heures sombres, les cris dans le noir.

Il y a toutes celles et ceux qui sont encore persuadés qu’ils vont rentrer chez eux un jour.

Il y a les auriculaires et les indexs de Claudette, chaque dernière phalange parfaitement perpendiculaire au reste du doigt.

Il y a la surprise de la chorale, orchestrée par Alexandra et Valérie, le cœur chantant « A bicyclette » rien que pour moi.

Il y a Jacqueline qui me parle du cachet, de l’euthanasie qu’elle préférerait, que c’est pourtant autorisé juste à côté d’ici, en Belgique.

Il y a JS, l’animateur au prénom atypique, Jean-Smith, pour qui tout est possible, qui ne recule devant rien, qui s’adapte, qui fait.

Il y a la douceur et la dureté qui cohabitent sans cesse, comme sur le vélo l’âpreté côtoie constamment l’allégresse.

Il y a toujours des pleurs quand les jolies choses s’achèvent. Valentin Deudon


"Un Tour de France à la Treille", un projet labellisé Olympiades Culturelles : lien.






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