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La course, science du pas

Il suffit de sortir de chez soi pour se rendre compte à quel point la course à pied s’impose aujourd’hui comme un phénomène de société. Du running à l’ultra-trail, ces différentes manières de courir prennent de plus en plus de place dans nos existences, comme autant d’injonctions complexes à démêler, où la recherche d’évasion répond aux besoins sanitaires, où la compétition se conjugue parfois au louable, mais non moins contestable dépassement de soi. Dans la course à pied, comme dans tant de pratiques qui se sont, ces dernières années, démocratisées, le sport fonctionne comme un miroir ontologique, où la quête fricote de temps en temps avec l’errance, faisant alors des marathoniens, des runners ou des trailers des héros, un jour dans leur sens médiéval, l’autre dans leur acception nietzschéenne. Quelque part, la course à pied se place à l’orée d’une question qui taraude nos triviales destinées : celle d’y inclure le défi, dans une posture où le contrat personnel se double d’une représentation sociale.



L’ouvrage de Cyrille Martinez, Le Marathon de Jean-Claude et autres épreuves de fond (Verticales, 2022), décortique ces sujets par un regard renouvelé, mais surtout au travers d’une vraie délicatesse, narrative et argumentative. Ses histoires d’épreuves de fond, plurielles, évitent toute vision téléologique, interrogeant par l’entremise de l’extraordinaire dans l’ordinaire, la pratique et ses projections fantasmatiques. Proche des acteurs, mais adoptant toujours une position distanciée (même s’il faut parfois se lancer dans un périple), l’auteur propose une plongée dans des origines indistinctes, pour élaborer une savoureuse ethnographie du coureur dans son plus simple appareil. Les champions cohabitent avec les anonymes, l’exploit se pose à côté de l’anecdote ; mais persistent à chaque fois les succès, les erreurs, les délices du quotidien, les douleurs du corps, les triches… l’avouable et l’inavouable, souvent, l’absurde et le sublime, parfois. Avec l’ouvrage de Cyrille Martinez, la course à pied sort de son traitement médiatique habituel, sans pour autant se faire discours pour initiés. Au contraire, même : il évacue toute connaissance pédante, trop souvent élaborée dans les catalogues de matériels sportifs, comme phénomène de mode situé. Il en vient, en posant des visages au-dessus des pieds, à dessiner les contours d’une pratique née dans un sentiment convivial, loin des considérations citadines contemporaines. Il inscrit aussi les marqueurs d’orientations inclusives, mais où le bord du précipice sociétal est constitué par la peur de l’échec : encore un pas et l’on bascule… L’ouvrage est chapitré comme autant de tranches de courses, comme autant d’étapes d’un schéma actanciel où progression et retrait agissent de concert. Jean-Claude n’y est pas un représentant ou une icône : il s’impose comme une figure. Immanent à la fois du texte et de la pratique, le récit vient s’engager contre une vision transcendantale malvenue, presque crasse, où la course se fait piédestal vers une vie meilleure, où l’effort se fait pommade, voire lessive de nos plus profondes contradictions. Pour suivre Cyrille Martinez, l’apparat du sportif apparaît superfétatoire ; bien souvent, la technologie des chaussures, des chaussettes ou du short n’apporte rien en regard de ce simple geste qu’est de mettre un pied devant l’autre. Il n’en reste pas moins que sa plume nous confronte à la problématique, tout aussi simple et percutante, d’allonger la foulée. Chez Jean-Claude subsiste quelque chose d’un Forrest Gump, lorsque ce dernier part, sans raison aucune, traverser l’Amérique, dans ses plus grandes dimensions. On retrouve la puissance d’une idiotie, cette fois-ci volontaire, comme pour exprimer une légère irrévérence, qui passe avant tout par une très grande inefficience. Chronique des épreuves de fond et galerie de portraits intemporels, l’ouvrage de Cyrille Martinez nous plonge progressivement dans l’état le plus délicieux de la course à pied, là où l’effort physique et la présence musculaire laissent place à la réflexion désorientée, contemplative parce qu’impertinente. Il montre, par un recueil au verbe précis, que la course à pied est avant tout une science de la marche en avant… qui n’omet jamais le pas de côté.

Frédéric Gai

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