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Lutte des classes sur le ring : Entretien avec Selim Derkaoui

Étudier le sport, c’est étudier notre société et dans son ouvrage, Rendre les coups, boxe et lutte des classes, Selim Derkaoui propose une histoire populaire de la France et de ses quartiers populaires par le prisme de ce sport : « Car, c’est aussi ça la boxe, le sport des immigrés et de leurs enfants, le sport des Noirs et des Arabes de France » écrit-il. On entre dans ce récit par son histoire personnelle, son père fut un bon boxeur amateur, et de clubs en clubs, au fil de ses rencontres avec des entraîneurs de clubs, de sportifs amateurs ou pro, Selim Derkaoui dresse le portrait de cette population ouvrière et immigrée repoussée en périphérie, de cette jeunesse française qui s’est construite sur les rings et, chemin faisant, éclaire la situation des quartiers d’aujourd’hui. Pour preuve, l’ouvrage est préfacé par le rappeur Médine et postfacé par le député de la France insoumise François Ruffin.



Rendre les coups, boxe et lutte des classes, n’est pas un livre sur la boxe mais un livre sociologique qui prend la boxe comme un prisme pour étudier notre rapport avec les classes populaires. Comment est venue l’idée de ce livre ?

Selim Derkaoui : L’idée de ce livre est venue d’un documentaire sur Mohamed Ali et la dimension politique de la boxe aux États-Unis, et le fait qu’elle soit pratiquée essentiellement par des Noirs des ghettos pauvres américains. J’ai repensé à la fascination qu’avaient mon père et ses potes de banlieue pour Ali, figure politique contestataire et antiraciste, dans les années 80 et 90. Et je me suis demandé : est-ce que la boxe en France est également un sport d’ouvriers, de classe et d’immigrés ? Je me suis mis à enquêter et au fur et à mesure de mes recherches, le constat me semblait évident : c’est également le sport de la classe laborieuse immigrée en France et même dans le monde entier. C’est encore plus fort et frappant que le football. En France, la boxe est historiquement anglaise, puis thaï (un peu moins française), et elle est ainsi très implantée dans les quartiers populaires du pays, où vivent majoritairement ces populations immigrées, car elle ne coûte pas bien cher aux mairies de ces villes. Avant les vagues d’immigration postcoloniale, elle était surtout pratiquée par des ouvriers blancs, à l’image de Georges Carpentier : les clubs de boxe étaient installés dans les bassins miniers du Nord de la France, dans les anciens bastions communistes et dans des zones où se trouvaient des usines. Dans les mêmes endroits où se trouvent aujourd’hui les banlieues françaises.

 

Quels rapports entretiennent les partis politiques ou les syndicats avec la boxe dans les quartiers ?

SD : Le monde syndical est souvent lié au monde de la boxe, ce que je raconte dans le livre, que ce soit historiquement ou encore actuellement. Ce sont les mêmes origines sociologiques ouvrières. Les partis politiques, en mon sens, ne s’intéressent pas suffisamment au sport de manière générale, pourtant extrêmement important dans le quotidien des classes laborieuses rurales et urbaines, car étant bien souvent trop déconnectés des réalités du terrain. À part peut-être la France insoumise, à travers des personnalités comme François Ruffin (le football) ou David Guiraud, ou bien au NPA et Révolution permanente, qui ont un lien militant avec la boxe prolétarienne, ce que j’évoque dans un chapitre consacré aux clubs autogérés. 

 


Aya Cissoko oppose l’idée bourgeoise de la méritocratie du sport avec l’expression brute du capitalisme dans la boxe pro. Il y a deux mondes, la boxe amateur et la boxe pro ? 

SD : La boxe amateur, ce sont les milliers d’anonymes à travers le pays, qui continuent de bosser à côté. La professionnelle est bien moins pratiquée, car on vit peu de la boxe financièrement. Et devenir un corps marchandisé par les sponsors n’intéresse guère (même si à un très haut niveau amateur comme celui d’Aya, le monde de l’argent peut aussi gangrener ce sport, mais moins qu’en professionnelle). En amateur, ce sport est davantage détourné de l’argent, et il est ainsi plus intéressant à observer. La méritocratie est un mythe bourgeois qui sert à légitimer la domination économique et sociale de la bourgeoisie, et c’est exactement pareil pour le sport : en pro ou en très haut niveau amateur, tu deviens un corps que l’on marchande et qu’on jette une fois utilisé. Retour à la classe départ, ce qui est le cas de nombreux boxeurs professionnels déchus qui ont par la suite « sombré ». 

 

Aujourd’hui, le MMA semble gagner des parts de quartier. Quelle différence y-a-t-il avec la boxe, d’autant qu’une population blanche d’extrême droite essaye de reconquérir le terrain avec ce sport ?

SD : Dans le livre, je raconte que la boxe est aussi récupérée par l’extrême droite. Le MMA semble en effet gagner des parts de marché et de quartier : il y a plus d’argent en jeu, et ce sport de combat, dans sa mise en scène spectaculaire du « toujours plus », est peut-être plus en phase avec l’époque. Comme me disent des entraîneurs, il s’agit de tendances… Mais le MMA, comme la boxe, est aussi le sport des classes laborieuses du pays : les combattants et combattantes viennent des mêmes milieux sociaux. Sport plus récent, il est plus féminisé, me confirmait la combattante et ex-boxeuse Lucie Bertaud, mais hélas gangrenée par l’extrême droite et même la police, en particulier aux États-Unis. 

 

Entretien réalisé par Julien Camy

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