Entretien Franck Ribéry avec Gilles Juan
- Ecrire le sport
- 25 mars 2024
- 9 min de lecture
Depuis presque dix ans, j'observe le paysage de la littérature sportive, lis une grande quantité d'ouvrages chaque année. En ce début d'année 2024, un ovni apparait dans ma bibliothèque : Franck (Marabout). Attention il ne s'agit pas d'une autobio/biographie classique de Franck Ribéry mais d'un autoportrait imaginaire ! Le nom de son auteur devait me rassurer , puisqu’il s'agit de Gilles Juan, membre du comité de rédaction de la revue Cahiers du football, et coauteur du livre Comment regarder un match de foot ? (éditions Solar), et dès les premières lignes, je fus conquis par le style comme je le fus en voyant les premières fulgurances de Franck. Rencontre.
Gilles, vous avez choisi de faire un autoportrait imaginaire de Franck Ribéry. Pourquoi ce choix plutôt qu’une biographie classique ?
La biographie classique n’a jamais été envisagée. Je ne suis pas journaliste, je n’ai aucune compétence pour enquêter, ni d’appétence pour ça. Le projet initial était d’écrire, avec lui ou pour lui, sa véritable autobiographie. Je tenais fort à la première personne. D’après les intermédiaires que j’ai eus, ça ne l’intéressait pas… Alors j’ai d’abord laissé tomber, à regret. En parallèle, ça faisait longtemps que je voulais écrire un roman autour du football. Cette envie lointaine a finalement convergé avec le désir d’écrire sur Ribéry. Il est devenu mon personnage de roman.
L’exercice était risqué (mais réussi). Comment avez-vous travaillé pour avoir le style Ribéry ?
Merci !
J’ai voulu que mon Ribéry soit vraisemblable, mais j’ai désiré aussi être fidèle à ce qu’on est en droit d’attendre plus spécifiquement de la littérature – je vais essayer d’éclairer ces deux points.
Le « style Ribéry », aux yeux du grand public et donc des miens, ce sont les expressions françaises mal employées. Je me suis approprié cela sans être narquois, sans me moquer, et avec un guide : Romain Gary qui, dans La Vie devant soi, prête à son jeune personnage Momo, sans condescendance, avec grande inventivité et poésie, un français plein de candeur et d’erreurs. À partir de là, j’ai essayé de ne pas « faire des fautes pour faire des fautes ». Il y a parfois certaines erreurs un peu absurdes, qui peuvent simplement faire sourire (« au bout d’un moment donné »), que l’on peut tous faire à mon avis (en tout cas moi). Il y a des expressions mal employées, mais on peut comprendre, voire apprécier qu’elles le soient (parce qu’elles sont soudain employées littéralement, comme dire « la cour des miracles » pour parler d’un lieu formidable, ou parce qu’après tout, on voit mal ce qu’elles veulent dire, comme « la fleur de l’âge »). Il y a aussi des expressions qui, en étant erronées, collent du coup beaucoup mieux à ce que Ribéry a l’intention de dire, correspondent plus exactement à ce qu’il a en tête (par exemple : « y a pas de sous-métier »). Il y aussi des erreurs qui me paraissent créer des sens nouveaux, éventuellement creusés, par rapport aux bons usages (par exemple : « l’âge des ingrats » au lieu de l’âge ingrat), ou des jeux de langage qui servent, j’espère, l’émotion (« j’ai pleuré des cordes ») ou façonnent un point de vue singulier.
Parfois, j’ai utilisé des expressions vieillies, ou fait des fautes délibérément, en regrettant que le « bon français » ne les propose plus ou pas.
J’ai aussi cherché des erreurs qui disent quelque chose du personnage un peu comme le feraient des lapsus (mettre le doigt non pas « sur » quelque chose, mais « dans » quelque chose).
Travailler la langue a été ma tâche principale et la plus plaisante – c’était une recherche réjouissante. J’ai ouvert un fichier où je notais, en vrac, des mois durant, les erreurs que j’entendais, que je faisais sans le savoir avant de vérifier. Des inspirations dans des sketches ou des interviews. J’ai aussi conservé des vrais extraits d’interviews de Ribéry, d’autres joueurs de foot ou de journalistes sportifs. J’ai même inscrit dans le roman, quasiment mot pour mot (mais en l’écrivant au passé), l’intervention de Ribéry dans Téléfoot, dont tout le monde s’est tant moqué.
Enfin, il a fallu doser tout ça : ne pas en faire trop, pour ne pas caricaturer, ni insister, ni créer un effet comique sortant le lecteur de l’histoire ou de l’émotion. Le dernier travail a consisté à réduire le nombre de pas de côté. Et beaucoup d’expressions sont bien employées !
L’autre « effet Ribéry », ou « effet joueur de foot plus globalement », vient de la conservation des codes de l’oralité en général. Je me dispense du « ne » des négations, la rythme est celui d’une parole spontanée qui ne trouve pas toujours ce qu’elle veut dire, il y a peu d’adjectifs épithètes, etc. Les erreurs, emprunts, décalages sont en outre des marques de l’oralité.
En bref, j’ai essayé de travailler la langue française en m’amusant, mais sans aucune ironie.
Les autres recherches plus littéraires sont plus communes pour un roman. Trouver des images, faire des comparaisons, m’autoriser des figures de styles. Même pas peur de mettre des zeugmas dans la bouche de Ribéry, « pris au marquage et au dépourvu ». Simplement, pour que les images restent éventuellement « ribériennes », il fallait que les analogies mobilisent des références populaires.
Je suis volontiers allé chercher du côté des allitérations et effets de style qu’on trouverait davantage dans le rap que dans la grande littérature, avec des rythmes ou jeux de mots qui ne brillent pas par la richesse de la langue, qui peuvent même être un peu clinquantes, mais qui ont une certaine énergie, et participent, de temps en temps, à la tonalité du livre (« être imprimé sur les posters de la postérité »).
Franck dit : « Les gens ont pas de fond, ils sont que ce qu’ils font » : ça n’a peut-être pas l’air d’une grande subtilité philosophique, mais le personnage le dit avec grande sincérité, alors j’espère que ce n’est pas stupide. Et puis, « mieux dit » (écrit dans un registre plus soutenu) et étayé, ça aurait soudain l’air profond – c’est l’idée que l’identité personnelle et authentique n’existe pas, il n’y a que des actes et des images données. C’est grosso modo la thèse de Goffman, le sociologue dont je me nourris le plus, quel que soit le sujet.
Et de se mettre à sa place, notamment sur les sujets sensibles (Zahia et Knysna) ?
C’est un compromis entre des lectures d’interviews ou de livres des acteurs de ces scènes, de témoignages de Ribéry ou d’autres personnes concernées, des documentations plus sociologiques (par exemple Traitres à la Nation ? de Stéphane Béaud) et des interprétations personnelles. Je ne garantis pas la véracité de mes hypothèses et des émotions que je décris, mais j’espère qu’elles sont a minima intéressantes et envisageables.
Et s’il y a des passages où on n’y croit pas, c’est qu’on s’est sincèrement demandé ce qu’a « vraiment » pensé ou vécu Ribéry. Et rien que ça, ça me fait plaisir – notamment sur ces sujets-là, pour lesquels la bain médiatique a peu fait preuve d’empathie.
Quelle est la part de réel ? et quelle est votre part à vous dans cet autoportrait ?
Ce qui est réel, ce que je respecte dans le roman, c’est ce qui était déjà public. Tout ce qui ne l’était pas est inventé. Inventé dans un souci de vraisemblance, bien sûr, mais pas forcément de vérité documentée. Quand je n’avais pas accès aux faits, j’ai pioché où je pouvais. Les HLM où Ribéry a grandi sont détruits ? Pour les décrire, j’emprunte des choses qui viennent de ceux où j’ai grandi. Beaucoup d’éléments viennent de mes proches ou de moi, plus généralement, pour plusieurs raisons. Je rêvais d’être footballeurs ; j’ai pas mal fréquenté, sur les terrains et dans mon voisinage, des profils sociologiquement proches du sien ; je me suis identifié à l’enfant Ribéry de ce point de vue-là. On a en outre sensiblement le même âge, il y a donc potentiellement des références culturelles communes. Peut-être que contrairement à moi, il n’aime pas les films avec Stallone ou les dessins animés du club Dorothée, mais peut-être que oui. Et je n’ai certes joué qu’en amateur, mais le plaisir du jeu, du toucher de balle, des sensations sur le terrain, ne me sont pas étrangers ! J’ai parfois un peu utilisé le personnage, aussi, pour raconter des choses très personnelles ou défendre des idées à moi.
Pour tout ce en quoi nous sommes très différents (qu’il s’agisse de son tempérament, de sa richesse, de sa vie de pro, de sa foi, etc.), j’ai des inspirations qui viennent tantôt de personnes réelles, tantôt de discussions avec des concernés, tantôt de lectures.
Bien sûr, même quand je relate des faits exacts de la biographie de Ribéry, la zone grise est immense, parce qu’en me focalisant sur le « vécu » plutôt que sur les faits, tout est rapidement réinterprété. Par exemple, c’est un fait que les sketches se moquant de Ribéry aient été très méchants. Dans le roman, je me demande ce que ressent Ribéry quand il regarde la télé et qu’il tombe sur un de ces sketches – et dans le fond, je n’en sais rien, de même que j’ignore ce que ça fait d’être millionnaire, ou d’avoir une cicatrice immense sur le visage ; je me documente, je me cultive et je propose quelque chose.
Comment avez-vous convaincu un éditeur car l’exercice était risqué ? J’imagine que le relecteur-relectrice a dû s’arracher les cheveux ?
J’ai convaincu l’éditeur bien avant d’avoir terminé. J’avais déjà travaillé avec Benoît Bontout sur un précédent ouvrage (Comment regarder un match de foot ?), j’ai pu lui envoyer un travail en cours. Il m’a avoué, pour mon grand plaisir et ma grande fierté, qu’il n’aurait pas pris le projet sur le papier, mais qu’en lisant ce que ça donnait, il avait aimé « la musique » que je proposais… et qu’il étant partant. Conforté dans mes intentions, j’ai foncé.
Marabout a pris des risques sur le plan juridique en essayant tout de même de les limiter. J’ai dû rédiger un prologue un peu explicatif… Éviter quelques sujets ou traitements qui auraient pu ouvrir la porte à la perte d’un procès pour diffamation… Mais j’ai été très, très libre tout de même, notamment en termes de style. Le livre a bénéficié des échanges avec la maison d’édition – avec Benoît Bontout et Alizée Andrès. Jusqu’à la fin, et les ultimes apports du préparateur de copie Gilles Chauvin, les échanges ont même été passionnants. Parfois sur des points de « détails » qui n’en était pas à mes yeux (impossible pour moi d’écrire « le coach organisait de bons entraînements », comme il se doit à l’écrit ; Ribéry dit « organisait des bons entraînements »). Parfois sur des questions plus sociologiques : de quel droit prêter à Ribéry des goûts parfois discutables ? Mais de quel point de vue sont-ils discutables ? Je suis loin d’être d’accord avec tout ce que je fais dire à Ribéry, et bien différent de lui, mais je ne discrédite rien. Je ne me moque de rien. J’essaie de construire un personnage crédible, ni cliché ni improbable.
Sur Ribéry. En 2013, il réalisé un triplé historique et pourtant, il n’est pas ballon d’or. Pouvez-vous revenir sur ce fait marquant. Est-ce vraiment injuste ?
Oui, c’est vraiment injuste. Il aurait dû gagner, tous les observateurs le disent – et d’ailleurs, les journalistes avaient majoritairement voté pour lui. Ce sont les votes des capitaines et sélectionneurs qui l’ont fait perdre, dans une élection qui a été reportée de deux semaines par les organisateurs, pour que les votes intègrent les récents matches qualificatifs pour la Coupe du monde. Ces derniers, lors desquels les buts de Ronaldo cotre Zlatan ont fait le tour du monde, ont compté de manière disproportionnés dans un vote à chaud, faisant oublier l’extraordinaire saison de Ribéry (il a été le meilleur joueur de la meilleure équipe du monde), plusieurs moins auparavant. Et puis j’adhère à l’hypothèse que quelque chose déplaisait d’une manière générale chez Ribéry ; sa gueule et les « affaires ». En 2013, le jugement sportif n’aurait pas dû faire débat. Cela dit, on a compris depuis que le Ballon d’or était une élection assez grotesque.
Que représente-t-il dans le foot français ? et allemand ?
Tout le monde l’aimait en 2006, même les personnes qui détestent l’OM, et il a fait la fierté de la France aux côtés de Zidane en Coupe du monde. Et puis les années Domenech ont été terribles. En 2010, il devient un méchant de l’histoire du foot français en trois mois, à cause des affaires Zahia et Knysna ; ça pèse encore lourd dans la mémoire collective, tout comme l’improbable routourne qui va tourner. Mais l’image d’un grand joueur et d’un homme drôle et attachant reste vivace.
En Allemagne, c’est un héros. Qui parle bien allemand, en plus.
Valbuena, Kanté, Ribéry. Tous sont devenus pros sans venir directement d’un centre de formation. Un parcours atypique donne-t-il une personnalité atypique ?
La norme du footballeur devient celle-ci : fidèle au centre de formation, mercenaire une fois pro. Ribéry, comme d’autres, c’est une minorité qui a fait un peu l’inverse. Je ne sais pas si cela produit une personnalité atypique, mais je crois qu’il faut en amont avoir une personnalité atypique pour devenir un kaiser sans être passé par la voie royale. D’un bout à l’autre, la vie et la personnalité de Ribéry sont profondément romanesques.
Propos recueillis par Julien Legalle
Gilles Juan, Franck, Marabout, 2024.
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