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Rencontre avec Claude Boli :"En France, on ne se rend pas compte de l’impact qu’Eric a eu".

Eric Cantona a marqué la Premier League et plus particulièrement le club de Manchester United au point d'être élu "joueur du siècle" par les supporters devant Georges Best et Bobby Charlton. Claude Boli, historien et sociologue, a passé plusieurs dizaines d'années au côté de la star des Red Devils. 30 ans plus tard, il s'est enfin décidé à ouvrir ses archives pour nous témoigner de leur vie, mais aussi l'impact d'Eric Cantona sur le club, la ville et la Premier League. Cela donne un livre riche, un témoignage précieux, car Claude Boli a réussi avec brio à mêler la carrière d’un athlète de génie, en étant au plus près de lui pendant cette période, son impact sur l’évolution sociologique et économique d’une ville et d’un club qui en partie grâce à lui va entrer dans une dimension internationale. Il montre aussi l’évolution de la vie d’une star du foot dans les années 90, bien loin des standards d’aujourd’hui. Rencontre.



Peux-tu nous expliquer comment est née l’idée de ce livre ?

Depuis plusieurs années, des éditeurs anglais me sollicitent pour écrire un livre sur Éric Cantona mais je ne voulais pas faire une biographie, car les anglais attendaient avec impatience les anecdotes croustillantes. Ce n’était pas mon projet. J’ai attendu 30 ans pour le faire avec mes conditions. À savoir de faire un reportage historique sur un moment de ma vie et parler de cette relation atypique entre une star du foot et son ami, mais aussi de mes recherches sur l’histoire du football et la transformation de la ville pendant la période d’Éric. J’ai pu la suivre de l’intérieur en tant que proche, mais aussi de l’extérieur en tant qu’historien. On ne se rend pas compte en France de l’impact qu’il a eu. Je voulais montrer ce qu’est le football en Angleterre, son évolution et son impact sur une ville. Le livre est d’abord sorti en Angleterre avant d’être publié par Hugo Sport.


C’est à Auxerre que vous vous rencontrez et que vous devenez pote.

Au départ, ce sont mes frères Roger et Basile qui sont amis avec lui. Ils se retrouvent tous en centre de formation à Auxerre. Je suis mes frères à Auxerre pour ne pas partir dans un mauvais chemin à Paris et nous sommes devenus pote car nous avions des centres d’intérêt commun, la musique, l’art, des lieux. Cette amitié s’est renforcée lorsqu’il m’a demandé d’être son colocataire à Auxerre. Avec l’accord de Guy Roux bien sûr ! Cela a forcément créé quelque chose de singulier entre nous. On a connu les étapes importantes dans nos vies, nos premiers amours, les fous rirer, les premiers temps en discothèque. Et puis la passion pour le football et la culture.


C’est finalement le hasard qui vous fait vous retrouver à Manchester. Toi pour étudier l’histoire sociale de la ville, lui pour y jouer. A-t-il joué un rôle dans ta carrière de jeune chercheur ? De la même manière, as-tu joué un rôle dans sa carrière ?

Ma recherche s’est posée à Manchester car je m’intéressais à la révolution industrielle, et cette ville a été l’un des lieux marquants de cette période. Mais surtout, j’ai suivi ma femme qui voulait travailler sur le sujet du textile à Manchester. Ça aurait pu être à Liverpool ou Coventry mais nous avons opté pour Manchester. Avant d’arriver en Angleterre, nous nous étions un peu perdus de vue mais j’avais toujours des nouvelles grâce à Basile qui le côtoyait en Équipe de France.

Si Éric a joué un rôle dans ma recherche, c’est qu’il m’a permis d’approcher d’une façon singulière le milieu du football anglais de l’intérieur. Je le connaissais de l’extérieur avec mes recherches, grâce à lui, je l’ai découvert de l’intérieur. J’ai pu rencontrer des joueurs, le coach Ferguson, assister aux matchs. Chose rare, j’ai pu accompagner pendant plusieurs années quelqu’un qui faisait l’actualité du football anglais, alors que je travaillais sur le passé. Le matin, j’étais au XIXe siècle, et l’après-midi j’étais au XXe siècle et je voyais le présent en train de se faire.

Je n’ai pas l’impression d’avoir contribué à sa réussite. Le fait que l’on se connaisse depuis Auxerre devait être rassurant pour lui. Et puis comme j’avais mes deux frères footballeurs, je n’étais pas forcément fasciné de le côtoyer. On vivait simplement. Je vivais des moments ordinaires avec quelqu’un d’extraordinaire. Cela rendait notre amitié complétement normale. Mais ceux qui l’ont vraiment aidé, c’est sa femme et sa famille.



Tu dis qu’Éric réalisait des exploits sur le terrain mais avait une vie normale en dehors. As-tu quelques exemples ?

En tant qu’historien et sociologue, j’ai pu constater l’évolution de la carrière et de la vie du footballeur anglais. Au-delà de l’aura qu’il avait, Éric vivait très simplement. Cela déroutait les gens lorsqu’il voyait Éric chez un disquaire ou marcher en ville. Aujourd’hui on n’imagine plus cela possible pour un joueur aussi célèbre. Un jour, dans le centre-ville, on se pose sur une chaise, et deux personnes viennent nous voir. L’un d’eux demande si c’est bien Éric Cantona. Éric répond « oui ». Et l’autre gars dit à son pote : « tu ne vois pas qu’il se fout de toi, ça ne peut pas être Éric Cantona. Il te prend pour un couillon ». J’ai vu le basculement avec les plus jeunes joueurs tels que David Beckham, Ryan Giggs. La voiture n’était plus la même, et si le gars allait en ville, il lui fallait un garde du corps.


Tu étais pote avec la star de Manchester United et tu étais fan de City ! Comment Éric percevait cela ?

J’aimais bien City pour son côté Poulidor, ça révélait bien mon côté français. J’habitais à Maine Road et lorsqu’ Éric venait me voir, les supporters de City lui disait de venir jouer chez eux, qu’il s’était trompé de club ! Ça faisait marrer Éric. À chaque fois qu’il jouait contre City, il faisait des gros matchs, cela renforçait l’amour des supporters de United car il jouait ses meilleurs matches contre les rivaux historiques, Arsenal, Liverpool et City.


Vous avez rencontré Liam Gallagher. Comment s’est passée cette rencontre entre l’incarnation de Man U et le fan absolu de City ?

Il faut savoir que les frères Gallagher sont effectivement supporters de City mais ils défendent la ville de Manchester. D’ailleurs ils étaient potes avec Ryan Giggs aussi. Liam et Noël disaient comme les supporters de City : « Viens jouer chez nous ! Tu as vraiment l’ADN de City ! ». Et comme avec Éric, nous aimions le rock anglais et Oasis, nous n’avions aucun a priori avant de les rencontrer. Nous étions juste contents de discuter avec eux. Et puis nous étions français, nous n’avions pas l’obligation de choisir un camp. Nous n’avions pas la culture de la partisanerie, de faire un choix entre l’un ou l’autre. Et puis l’année dernière, Liam a demandé à Éric de jouer dans son clip. En réalité, entre joueurs des deux clubs, il n’y avait pas cette rivalité. Dans la même rue qu’Éric vivait l’ex-capitaine de City, et leurs fils jouaient souvent ensemble. En dehors des matchs, tout ce petit monde se côtoyait, nous allions dans les mêmes endroits, on se voyait régulièrement. En particulier, l’un de mes meilleurs potes là-bas, c’était Michael Thomas, un joueur de Liverpool.


Peut-on dire que Cantona a changé la dimension du club mais aussi son jeu et plus largement a eu un impact sur la Premier League ?

Cette question fait partie des raisons pour lesquelles j’ai voulu écrire ce livre. Je pense qu’en France, peu de gens peuvent se rendre compte de l’impact d’Éric dans l’histoire de la Premier League, de l’évolution de la représentation du footballeur français en Angleterre, et de l’évolution de la représentation de la Premier League à l’étranger. Il a contribué à « l’empire des rouges » à l’international. Aujourd’hui, le club a plus de 300 associations de supporters dans le monde. Avant son arrivée, les anglais n’avaient aucune considération pour le football français, nous n’existions pas pour eux. Ils considéraient qu’aucun joueur tricolore n’avait le niveau pour jouer dans le meilleur championnat d’Europe. Il ne faut pas non plus oublier comment il a aidé à faire éclore toute une génération de jeune joueur : Scholes, Giggs, les frères Neville, Ole Solskjær, et Beckham. Éric part en 1997 et Man U gagne la Champions League en 1999 à Barcelone contre le Bayern. Il y a une personne qui l’affirme régulièrement, c’est Alex Ferguson. Il est resté 5 ans et Éric a été élu joueur du siècle par les supporters devant Best ou Charlton. Cela signifie qu’il y a autre chose en plus des titres. J’avoue que je suis toujours un peu triste de voir comment la France le considère. Dans un reportage récent sur Canal + sur les joueurs français en Premier League, aucun jeune joueur présent n’a cité Éric, et cela me désole.


Peux-tu revenir sur le rapport particulier des familles de joueur dans le carré « Family Stand » ?

La condition du proche d’un athlète de haut niveau n’a jamais été étudié scientifiquement par les historiens ou les sociologues. Le supporter souffre une saison alors que le proche souffre toute une carrière. C’est une condition de « retenue ». Quand le joueur joue, tu es le plus heureux mais lorsqu’il cire le banc, tu es le plus malheureux. Mais au stade, il ne faut rien laisser paraître. On ne peut pas dire que machin est nul et que c’est ton proche qui devrait jouer. Il y a un code de bonne conduite à avoir, il ne faut rien révéler, ne rien laisser paraître. Ce qu’il faut avoir en tête, c’est en tant que proche, tu supportes d’abord le joueur avant de supporter son équipe. Si l’équipe gagne, tu es content mais le premier souci, c’est ton proche, ton ami, ton frère, ton fils… C’est l’indécision d’une carrière, sa fragilité, qui donne aussi cette souffrance. Tout peut s’arrêter en une action, un spectre de la malchance, de la non réussite.

C’était notre force avec Éric. Quelle que soit la situation, par exemple lorsque la presse ou les gens s’en prenaient à lui, nous étions les mêmes qu'à l'adolescence, nous n’étions pas influencés par ce qu’il y avait autour de nous. Éric avait 26 ans donc il avait déjà ce recul, cette maturité mais imaginez la même situation pour un jeune joueur, comme c’est le cas aujourd’hui où dès l’âge de 15-16 ans, on peut être recruté par un grand club, c’est extrêmement compliqué et difficile.


Éric a eu 45 sélections en bleu et pourtant c’est un peu « je t’aime moi non plus ». Pourquoi ?

L’histoire avec les bleus est incomplète. Il y a de l’incompréhension, de l’hypocrisie aussi. Il y a très peu de personnes qui savent à quel point Éric aimait l’équipe de France. Il y avait un lien très fort, une passion. Il ne dira jamais tout le mal que les gens lui ont fait, pourtant il a tout donné. Il y a presque de la violence lorsqu’il évoque les bleus, tellement les rapports ont été passionnel mais incompris. Pour moi, il y a un exemple fort, c’est celui d’Henri Michel. Un jour, je le croise dans un aéroport. L’ancien coach des bleus me dit : « je n’ai pas compris pourquoi Éric avait été aussi violent et virulent car je ne l’avais pas appelé pour un match amical, juste un match amical… ». Quand Aimé Jacquet prend les commandes de l’Équipe de France, son premier capitaine c’est Éric. Certains ont pointé du doigt son caractère individualiste, et ce qui me fait le plus mal c’est que les joueurs qui l’ont côtoyé ne sont jamais venus le défendre publiquement. Aucun joueur de son équipe n’a eu ce courage. Heureusement plus tard, Emmanuel Petit, Zidane, Duga, ou mon frère Basile, ont toujours dit qu’il n’avait jamais posé de problème. Éric m’a même demandé de retirer des éléments du livre pour éviter que cela soit mal interprété. Pourtant il est altruiste, il pouvait s’oublier lui-même. Par exemple, il y a une belle amitié avec Zidane, et elle n’a pas besoin d’être public. Ils sont marseillais, Il y a un grand respect entre eux. Malheureusement en équipe de France, d’autres, pour des raisons de jalousie ou d’ego, vont souligner que si Éric est présent lors du prochain match, il préférerait ne pas être là. Et puis, il y a la déchirure de l’Euro 96, il ne pouvait pas être sélectionné*. On voulait lui faire mal. D’ailleurs il arrête en 1997, car il n’avait plus envie. Je me dis que s’il avait été sélectionné en 1996, il n’aurait pas arrêté sa carrière aussi vite. Il avait encore le rêve de gagner la Champions League mais l’équipe était encore un peu jeune, d’ailleurs ils la gagneront deux ans plus tard, en 1999.


Tu reviens sur deux moments douloureux : le fameux France Bulgarie et le geste contre le supporter de Crystal Palace qui lui vaut 8 mois de suspension. Comment avez-vous vécu ça ?

Sur la défaite de 1993 qui prive la France du mondial 1994, dès le lendemain, il pense déjà au match du samedi. Il était évidemment très déçu mais il avait cette capacité à passer à autre chose assez vite. Il fallait rebondir vite. La vie continuait donc il fallait vite se remettre. Il devait rejouer tous les 3 jours, il n’avait pas le temps de trop tergiverser. Il allait toujours de l’avant. Et puis, l’équipe avait été incapable de prendre un point en deux matchs à domicile, c’est peut-être que l’équipe ne le méritait pas.

L’incident de Crystal Palace montre bien son caractère. Je le vois quelques heures après son geste, comme après chaque match. Pour Éric, ce qu’il a fait à 21h est fait donc il ne reviendra pas dessus car c’était déjà du passé. Cela a dû troubler du monde. Aujourd’hui, à l’ère du smartphone et des réseaux sociaux, nous n’aurions jamais pu avoir la vie simple que nous avions à cette époque. Nous arrêter au bord de la route pour regarder des mecs jouer au foot, boire un thé dans un parc. Aller au RU de l’université ou au concert des étudiants. Nous aurions été sans cesse dérangé, encore plus ce soir-là… ça aurait été encore pire. En effet, après l’incident, nous sommes sortis comme d’habitude en ville. Et des potes de l’université m’avait conseillé un endroit cool. Je le propose à Éric et en arrivant je découvre qu’il s’agit d’un club de striptease ! J’étais hyper gêné. Heureusement que personne ne nous avait vu à ce moment là car nous aurions fait la une des tabloïds.


Dans le livre, tu fais de nombreuses références à l’Art (littérature, peinture, musique, cinéma). C’est également un sujet de discussion entre vous ? Qu’est-ce qui avait votre préférence ?

Je suis né en 68 et Éric en 66. Nous étions marqués par la musique anglaise de The Smiths, Police, Sting, Simple Red et la new wave, mais aussi par la musique française. Éric adorait Léo Ferré et Claude Nougaro. Au niveau du cinéma, je n’ai pas été surpris par sa conversion car il était déjà très curieux des cultures, du croisement de plusieurs cultures. Cela n’a pas été facile au début mais aujourd’hui il est vu comme un acteur. Pour moi, la première fois que je l’ai considéré comme un acteur, c’est dans le film l’outremangeur en 2002. Je ne voyais plus mon pote footballeur, mon pote Éric, je voyais un acteur. Concernant l’Art, c’est Éric le spécialiste, il est né là-dedans, son père l’a initié à la peinture, il n’avait pas 10 ans. Moi, je ne connaissais pas grand-chose. C’est lui qui m’a initié. Ce qui est étonnant c’est qu’il n’a jamais exposé ses toiles. Je pense que le jour où il va accepter de le faire, tout le monde se rendra compte de son talent. Il peint depuis très jeune. J’espère que dans les années à venir, le grand public va vraiment découvrir son talent d’artiste et la variété de ses inspirations. D’ailleurs, avec Michael Browne, il est commissaire de l'exposition "From Moss Side to Marseille" au National Football Museum de Manchester. Elle met en avant le lien entre Sport et Art, surtout les grandes figures sportives contemporaines. C’est un premier pas dans le monde de l’art, j’espère que cela va en amener d’autres.




* Suite à son geste sur un supporter d’extrême droite de Crystal Palace, Eric Cantona écope de huit mois de suspension (club et sélection). Cela mettra un terme à sa carrière en bleu, puisque Aimé Jacquet ne le rappellera plus, même après sa suspension.


Propos recueillis par Julien Legalle

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