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Entretien avec Thibaud Leplat, auteur de "La magie du football"

Lire Thibaud Leplat est toujours une expérience singulière, à la fois esthétique et réflexive. Esthétique car cet ancien journaliste fait partie de ces auteurs possédant un idiolecte, un style qui lui est propre, reconnaissable parmi tous, suscitant une émotion réelle chez le lecteur. Réflexive également car ce professeur de philosophie a pris l'habitude, le temps et les ouvrages aidant, de nous accompagner à penser par nous-mêmes et en nous-mêmes, afin d'enquêter sur cette insoluble énigme : pourquoi aimons-nous tant ce jeu ?


De quel diagnostic et de quels besoins a découlé la décision d'écrire "La magie du football" ?


Chaque livre est le fruit d’un mélange étrange de frustrations et d’urgence à écrire. J’avoue avoir été, comme beaucoup de gens peut-être, assez déçu par la manière un peu minimaliste - pour ne pas dire cynique - avec laquelle l’Equipe de France a remporté la Coupe du monde 2018. Il y avait quelque chose qui résistait à l’admiration et aussi de profondément dérangeant à faire l’éloge du pragmatisme supposé pour expliquer cette victoire. Si le résultat est bien une « dictature » c’est qu’il rend toute considération éthique, morale, artistique, culturelle, superflue. Or, c’est parce que je crois qu’on peut voir dans le football une forme d’humanisme sportif qu’il me semblait urgent d’écrire quelque chose qui ressemblerait à un manifeste pour le beau jeu, un texte qui permettrait de fonder philosophiquement, rationnellement, éthiquement, le football comme un spectacle culturel tout en dénonçant la « culture du résultat » mise en avant par certains commentateurs. La soi-disant « culture du résultat » est une barbarie étrangère au sport, à son histoire, ses principes, ses lois. Et le beau jeu ?

Le beau jeu, c’est le nom qu’on peut donner au sport quand tout à coup il devient de l’art. On l’a vu récemment avec cette improbable et vertigineuse succession de matchs d’anthologie en Ligue des Champions. Ce qu’on expérimente en voyant l’insolence de l’Ajax ou la résilience de Tottenham c’est la résistance de l’intelligence humaine à toute forme de pragmatisme. Non, il n’y a pas que le résultat qui compte, le beau jeu est aussi, et surtout, une affaire de forme. Décoller le jeu du résultat est le fait des pragmatiques eux-mêmes, les autres n’envisagent pas la victoire autrement que par le jeu.


Dans le livre, écouter les arguments de ceux qui rejettent le football (parmi lesquels les géants Borges, Eco ou Orwell) semble aider à expliquer la philosophie profonde de ceux qui l'aiment tant. C'est un peu la méthode que tu as décidé pour construire ton essai ? Pourquoi ?


Parce que je crois qu’une des richesses de la littérature et de la philosophie est de pouvoir organiser des discussions avec des hommes morts depuis longtemps mais qui ont des choses intéressantes à nous dire bien qu’a priori contradictoires sur des choses qui nous préoccupent dans le présent. Quand des esprits comme Borges, Eco ou Orwell critiquent le football, on est obligé de tendre l’oreille pour au moins faire honneur à cette attention. Il vaut mieux haïr le football pour de bonnes raisons (sa sauvagerie émotionnelle, son irréalisme, son sectarisme) plutôt que de l’aimer pour de mauvaises raisons (sa supposée exemplarité sociale ou politique). Le point de départ de ce livre c’était de faire droit aux plus intéressants reproches et tâcher de les entériner pour éventuellement proposer une réponse en convoquant certains grands textes de la tradition pour essayer d’éclaircir l’énigme que pose le football à notre entendement. C’est un travail difficile qui court le risque de ne plaire à personne (ni aux philosophes ni aux footballeurs) mais aimer à être contredit, c’est la définition du dialogue philosophique. Je m’y suis donc risqué.



Une des richesses de cette lecture, c'est d'accompagner le lecteur amoureux du jeu dans la compréhension précise de comment et pourquoi le football est pour lui si essentiel (il est "un style d'existence" ou "une manière de se présenter au monde", peut-on lire). C'est une introspection que tu as dû également mener à titre personnel ? Ou peut-être que le processus est naturel, lointain, continu, en cours…


C’est une quête personnelle, un processus constant. J’ai peu à peu mis de côté mon travail journalistique (sauf exception) pour me tourner plus précisément vers l’enseignement de la philosophie en parallèle avec l’écriture. Mais j’ai beau m’éloigner de l’actualité et parfois du football également, il me convoque sans cesse. Je ne peux dès lors m’empêcher ni de philosopher le football ni de footballiser la philosophie. Ce sont deux obsessions qui me travaillent depuis des années. La réflexion que je propose dans ce livre est exigeante j’en ai conscience - et à ce titre je ne peux ici que remercier Marabout et Benoït Bontout en particulier de me suivre dans cette quête littéraire. Mais une fois le désir de penser enclenché, je crois que plus rien ne l’arrête. Je m’adresse donc à un lecteur curieux de comprendre, impatient de connaître. Il y a un parti-prix à accepter, un pari à faire avant d’ouvrir ce livre. Tout comme on ne peut pas forcer les gens à penser, on ne peut forcer quiconque à aimer le football. Voilà pourquoi je pense que pour aimer le football (cette définition est valable je crois pour à peu près tout) il faut le connaître et pour le connaître il faut l’aimer. Fais l’expérience, plus tu connais un réalisateur, un artiste, une œuvre, plus tu as envie d’en savoir. Et plus tu en sais, plus tu l’aimes. C’est aussi ma manière de travailler. On ne peut pas étudier quelque chose qu’on n’aime pas, passer autant d’heures sur un objet qu’on déteste, c’est humainement impossible, au risque de l’implosion ou du cynisme. C’est pour cela que je préfère le terme d’ « amateur » à celui de « supporter ». Le supporter a un rapport myope à sa passion presque maladif (seule son équipe l’intéresse, seule sa tribune trouve grâce à ses yeux), l’amateur est à la fois expert et connaisseur au risque parfois de la contradiction ou du snobisme. Je l’assume bien volontiers.


Tu parlais d'art au début de l'entretien pour évoquer le beau jeu. Je comprends aussi à la lecture du livre que si l'on cautionne finalement tous les à côtés nauséabonds du football, c'est que l'expression de son art (cette beauté du jeu donc, cette mélancolie et les émotions qu'elle génère) sera toujours plus fort que tout le reste. Cela semble à la fois rassurant et terrifiant…


Le football vit très bien sans la vérité. Il n’en a pas besoin pour produire ce qu’il veut. La seule vérité qui compte pour lui, c’est celle de la rencontre (c’est le sens premier du « match » ) sur un terrain. C’est une idée que je trouve à la fois terrible mais aussi relativement rassurante parce qu’elle évite d’avoir un rapport strictement normatif et sectaire à l’égard de cette activité. Le football nécessite, pour exister, qu’on y consente et qu’on le comprenne. L’exigence de pureté de la compétition est une fiction nécessaire à notre accord mais largement utopique. Ceux qui pensent que la vérité du football se cache dans les faces sombres, qu’elle appartient au monde interlope des agents, des rumeurs et des ragots, n’ont qu’une vision partielle et relativement intéressée du football. Ils oublient que pour connaître le football il est indispensable d’admettre qu’il y est surtout question de désir : désir de donner, désir de recevoir. Que rien de tout cela n’existerait s’il n’y avait, au départ, cette sorte de contrat sublime mais terrifiant : donnez-nous du vertige, nous vous offrirons de la renommée. Soyons lucide, notre rapport au football est un rapport amoureux avec tous les aveuglements, détresses, frustrations que cette idée implique. Je parle de « beau jeu » comme on parlerait d’un horizon auquel on tend sans jamais l’atteindre ou alors très provisoirement, le temps d’un Ajax-Real, d’un dribble de Ben Arfa, d’un contrôle de Zidane. Le beau jeu c’est cela, un rapport amoureux à la rencontre sportive.


Depuis le début de cet entretien, on prend soin d'utiliser le mot football et non pas "foot"... Tu évoques cette "restriction de vocabulaire" dans le livre. Rappelle nous son importance capitale.


A force de me promener à l’étranger je me suis rendu compte que nous étions les seuls, en France, à nous autoriser une familiarité lexicale avec le football. Depuis les années quatre-vingt, depuis le tournant économique et libéral, on s’autorise à dire « foot » (auparavant, si j’en crois ma pratique des archives, le terme était absent des conversations). Or, en maltraitant le mot, on maltraite aussi le sens. Regarde autour de toi, tu constateras (je l’ai beaucoup lu chez Redecker et Brohm notamment mais aussi chez Mélenchon à l’époque où il n’était pas encore député de Marseille) que ceux qui n’aiment pas le football utilisent toujours cette insupportable apocope « foot ». Ceux qui l’aiment pour de mauvaises raisons (par calcul politique ou économique) se croient également autoriser à maltraiter le mot, sans doute pour reconnaître «à demi-mot », leur mépris pour la chose. L’Espagnol, l’Allemand, l’Anglais, le Flamand, aucune langue de ces grand pays de football ne s’autorisent une telle familiarité. J’ai donc décidé, autant que possible, de toujours prononcer le nom en entier. C’est une manière de rendre un hommage discret et lexical à la profondeur de ce jeu : « football ».


Peux-tu nous parler de ta manière de travailler : de l'idée d'un livre jusqu'au processus d'écriture, en passant par la phase de documentation ?


Sans vouloir tomber dans les clichés, je dois avouer que chaque livre a sa méthode et son histoire. J’accorde beaucoup de temps à la maturation d’une idée, à sa rumination. Ainsi j’ai de nombreux cahiers que je noircis tous les jours de choses souvent mauvaises. Quand parfois surgit une bonne idée, je la conserve, la met à part et la regarde grandir jusqu’à la sentir capable de se défendre toute seule. La méthode vient ensuite en fonction du propos et de la nature de l’idée que je veux défendre. Je construis ensuite des bibliographies, consulte des archives, avance petit à petit en construisant le chemin devant moi. La cohérence n’est jamais que rétrospective. Je dois avouer que le football n’est pas mon seul centre d’intérêt ni mon seul sujet d’écriture. Je m’intéresse à beaucoup de choses en même temps. J’ai plusieurs travaux en préparation et en simultané (fictions et non-fictions) mais il est difficile de ne pas céder aux sirènes du football tant je succombe volontiers à sa profondeur et au terrain relativement vierge à explorer. Ce dernier ouvrage, par exemple, est issu de deux ans de recherche en philosophie et d’un mémoire présenté y a deux ans à l’université de Nice consacré à la philosophie du sport en France. C’est le football qui m’a donné envie (après l’écriture de mon Football à la française) de reprendre et terminer mon cursus de philosophie entamé il y a de nombreuses années. Grâce à lui, je suis devenu prof. Cette passion ne m’a jamais quitté.



Est-ce que tu utilises l'étude du jeu football avec tes élèves ?


Le football est une ressource inépuisable de cas pratiques et d’exemples merveilleux pour comprendre certaines thèses philosophique parfois arides. Par exemple, chez Kant, l’idée que le beau est ce qui « plaît universellement sans concept » est a priori un peu compliqué à expliquer compte tenu du vocabulaire. Si on footballise l’idée c’est beaucoup plus simple : on voit bien qu’en présence de l’Ajax, qu’on s’y connaisse ou pas, qu’on soit adepte de tel type de jeu plutôt qu’un autre, il y a comme une unanimité qui se crée d’elle-même. C’est cela « le beau » chez Kant, une expérience dans notre jugement subjectif d’un universel possible. (J’en ai d’ailleurs fait le point de départ de ce livre). Ou alors la « grâce » chez Bergson (« l’immatérialité qui passe dans la matière ») qu’on peut illustrer avec la manière étrange mais magnifique qu’avait Zidane de contrôler le ballon. J’avoue que j’aimerais beaucoup créer un cours complet consacré au football, c’est parfaitement possible compte tenu de la profondeur métaphysique de ce sport et de la richesse de la tradition philosophique. N’oublions pas que Socrate passait la moitié de ses journées au gymnase pour pratiquer ses exercices physiques mais aussi philosophiques. Il y a une parenté évidente entre le football et la philosophie. Ils ont un universel commun. Cela dit, c'est plus compliqué à organiser dans le cadre des programmes de l’éducation nationale. Je n’ai pas encore osé pousser le principe de la « liberté pédagogique » du professeur jusque là. Mais qui sait, peut-être qu'un jour quelqu’un voudra relever le défi. Patience.


Thibaud Leplat. La magie du football. Marabout, 2019.

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