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Kersauson, l’aventure au-delà du record


Il est de ces périodes où l’on cultive des envies d’ailleurs, d’évasion. Et quoi de mieux que d’entreprendre le Tour du monde ?

Certes, cet ouvrage-ci d’Olivier de Kersauson commence à dater. Mais, si ses écrits sont toujours savoureux, ce livre-ci a quelque chose d’autre. En effet, celui que l’on surnomme « l’Amiral » nous invite à bord du trimaran Sport Elec, alors qu’il tente pour la seconde fois de remporter le Trophée Jules-Verne. Huit ans après avoir battu le record du Tour du monde en solitaire, et trois ans après avoir laissé échapper le Jules-Verne aux voiles du Néo-Zélandais Peter Blake, Kersauson, accompagné de ses coéquipiers Yves Pouillaude, Hervé Jan, Didier Gainette, Thomas Coville et Michel Bothuon, finit par enfin battre le record du monde du Tour du monde à la voile en équipage, sans escale et sans assistance. Et si c’est le record qui a marqué l’Histoire, ce qui prime pour l’auteur est tout autre. Le titre du livre donne une indication en cela. Certes, il y a le chrono. Mais avant, il y a les océans. L’aventure.




Cette aventure, Olivier de Kersauson la décrit de manière unique. Sa plume semble trempée dans les mêmes eaux que les dialogues de Michel Audiard, à la fois soutenue et parfois lyrique, mais aussi populaire. D’ailleurs, elle porte en elle cette masculinité désuète de ses films (autant que l’image de la femme restée au port et objet des rêveries des marins au cœur de la tempête). On retrouve cette plume en abime dans une source unique et précieuse retranscrite dans le livre, à savoir les télégrammes envoyés à terre pendant le voyage. Ceux-ci, comme le carnet de bord, reflète un ton qui évolue en fonction du voyage, des difficultés, de la fatigue. Tantôt d’une aridité cinglante, tantôt d’une légèreté généreuse en bons mots.


Mais si la forme est digne d’intérêt, c’est surtout le fond qui donne une réelle profondeur à l’entreprise d’écriture, et qui devrait susciter l’intérêt des adeptes de l’histoire du sport. En effet, ce récit semble cristalliser un moment charnière, où progrès et romantisme se côtoient. Un peu à l’image du nom même de l’épreuve. Jules Verne, pour Kersauson et les autres, c’est l’« écrivain des aventuriers ». Son trophée, c’est une course au record, la rationalité imparable du chronomètre, un spectacle sportif médiatisé. Plus largement, à l’orée des années 2000, la voile reste encore un monde de romantisme et d’aventure. Mais la notion de performance s’est déjà largement insinuée. Kersauson le ressent, s’en plaint, mais il est contraint de jouer le jeu. Et son livre est marqué par cette tension entre progrès et quête de performance d’une part, et lyrisme d’autre part. Le temps du chronomètre et du record entre en tension avec le temps des « Anciens » et l’idéal de « faire du bateau bien ». Les télégrammes, bulletins météo et ordinateurs de bord font pâle figure face à une nature magnifiée, du vent aux icebergs en passant par les comètes. Les mythes et légendes, comme les éléments humanisés et la Grâce nécessaire à la survie côtoient la science et des chiffres têtus. Le « vrai » Cap Horn répond à son mythe. Historiquement élevée, avec la montagne, au rang de lieu d’exploration des extrêmes et des limites de l’humain, la mer est aussi décrite par l’auteur, avec amertume, comme affaire de chiffres, de records, de productivité, d’investissements financiers, de spectacle médiatique, de « marins de compétition »… Mais tout au long de son livre, Kersauson se veut libre de tout cela. En somme, dans cet ouvrage, si la mer n’est plus territoire du vide, elle n’est pas non plus uniquement terrain de record.


Plus encore, Kersauson place l’aventure humaine au cœur de son récit. Non pas tellement le rapport à ses équipiers (qu’il admire avec pudeur et commande avec poigne), mais à l’Homme, son corps, ses émotions, sa sensibilité. Cela passe par des descriptions nombreuses de ses ressentis en fonction du jour, de l’humeur, de la latitude, de la fatigue. A cet égard, les descriptions des marques du Sud sur les marins sont saisissantes au sens propre comme au sens figuré. Et bien souvent, l’auteur peine à retranscrire, à décrire ce qu’il sent et ressent. Mais qu’importe. Il y parvient étonnamment en avouant son impuissance. Aussi, le rapport au bateau est particulièrement intéressant. Décrit comme « une prothèse », il est le prolongement du marin. Les chocs entraînent des blessures, sa glisse du bonheur. Ses tribulations atteignent le marin dans sa chair et son moral. Les limites de l’homme et du bateau sont atteintes, et la rupture de l’un ou de l’autre guette à chaque page rendue étouffante, presque autant que sont vivifiantes les pages de « bateau joli ». Ce rapport au corps et au ressenti interroge également dans sa profondeur historique. Il reflète ces tendances de l’humain à vouloir se trouver ou se retrouver dans l’extrême, la sensation forte, au sein d’un monde aseptisé. Mais ici, l’épreuve est moins factice que les usines à sensations des nouvelles compétitions organisées. Ici, c’est la mer, le retour aux sources, une régénérescence, pour l’auteur. Et même sans être marin, il nous fait ressentir ce qu’il veut dire. Et on le comprend.


Kersauson explore les limites de l’humain aux confins du monde. Et finalement, le résultat importe peu. Il ne se voit pas en marin de compétition, pris dans le spectacle sportif et médiatique. C’est par la littérature que Kersauson relate son aventure. Celle de la victoire de l’« expérience » sur le progrès, de l’homme libre, qui fait de son mieux, qui donne « le vrai meilleur de lui-même ». La mer permet cela. Là-bas, pas d’imposture possible. C’est un bastion d’authenticité et de liberté. Deux choses que Kersauson chérit.

D’ailleurs, au bout de son voyage, alors que le record est quasiment en poche, il réfléchit et repense aux difficultés et aux bonheurs vécus durant ce Tour. Il résume alors bien le paradoxe de l’instant. S’il avait échoué dans le quête du record, pour les médias, ce voyage aurait été « juste une tentative ratée de plus », balayant d’un revers de brève les bonheurs vécus par ces marins d’exception. Pour Kersauson, pourtant, ces bonheurs priment. A en croire que ç’eut été encore plus beau s’il avait échoué…


Mais l’essentiel est dans l’existence de ce livre. Que l’on soit féru de voile, ou simple champion de pédalo estival, il transporte, ouvre les horizons, touche les imaginaires et les corps. Plus qu’une course, il fait vivre une véritable aventure. En ce moment, cela fait du bien. Et cela donne envie de lire les exploits d’une autre légende, Florence Arthaud, « extraordinaire marin » et « personnage de roman » selon les propres mots… de Kersauson.


Olivier De Kersauson, Tous les océans du monde. 71j, 14h, 22’, 8’’. Paris, Le cherche midi, 1997.

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