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Le Nageur

Nous avions salué au printemps 2022 la riche actualité culturelle autour d’Alfred Nakache. L’hommage se poursuit en 2023 avec la très récente parution, aux éditions Gallimard, du Nageur, de Pierre Assouline, écrivain et journaliste, auteur de nombreux récits, enquêtes et biographies, et membre de l’Académie Goncourt.




Contrairement à Renaud Leblond (en 2022) et au documentariste Christian Meunier (en 2001), Pierre Assouline n’a pas voulu associer dans son titre son personnage au camp de concentration où il fut détenu. Car nager, Nakache l’a fait bien avant, et il le fera encore bien après Auschwitz. Au-delà du destin tragique, de la trahison subie et des vies emportées, l’auteur retrace un parcours qu’il prend le soin de recontextualiser, en s’appuyant sur une solide documentation préalable, et d’ancrer à la fois dans la géographie, la géopolitique et l’histoire du XXe siècle, excédant ainsi largement le strict portrait sportif, genre auquel il confère un relief et une densité passionnantes. On y découvre ainsi la topographie si particulière de la ville algérienne de Constantine, cet impressionnant rocher avec ses ponts vertigineux suspendus au-dessus du Rhummel, ainsi que la situation de plus en plus délicate des Juifs d’Algérie, « pris en tenaille entre le ressentiment d’une population musulmane discriminée et l’antisémitisme des colons » (p. 50).


Constantine et son grand pont, vers 1899. Detroit Publishing Co., Public domain, via Wikimedia Commons



On apprend aussi que, tandis que les sportifs Juifs tentent, grâce à leurs performances, de prendre le contrepied des clichés physiques véhiculés par les caricatures antisémites de l’époque, l’étau se resserre peu à peu autour d’eux, jusqu’aux Jeux Olympiques de Berlin en 1936. Parallèlement, nous suivons les débuts d’Alfred Nakache, surnommé « Artem », et son admiration pour Jean Taris qui, comme lui, déteste « l’héroïsme sportif » (p. 33). À sa rigueur et sa modestie s’opposent les frasques de son rival – son antagoniste devrait-on dire tant tout semble opposer les deux hommes – Jacques Cartonnet, auquel Yves Pourcher avait consacré en 2021 un livre intitulé Brasse Papillon – Le Roman d’un collabo (Éditions Gaussen) : « Face à un homme soucieux d’esthétique, qui se repose sur ses dons et ses facilités pour s’en tenir au strict minimum, Alfred prend l’option inverse, tout dans le travail, la volonté, l’endurance, l’entraînement, afin de donner le strict maximum tant il est préoccupé d’efficacité. » (p. 37).


Plus tard, après les camps, l’humiliation et la souffrance, c’est la guerre d’Algérie qui gronde : l’assassinat du musicien cheikh Raymond suscite l’inquiétude de Nakache pour la communauté restée au pays. C’est aussi la période pendant laquelle le nageur, « à la démarche de Chaplin et [au] rire d’Henri Salvador » (p. 229) se reconstruit, malgré le spectre de Jacques Cartonnet, soupçonné d’être passé du rival au délateur, mais qui ne cesse de se dérober à la justice. Sa traque mène Alfred vers la capitale italienne, où il croit toucher au but.

Avec ce livre, nous embarquons donc pour un voyage à la fois historique et géographique, et si les grandes secousses du XXe siècle n’épargnent ni le personnage principal ni le lecteur, on en ressort plus éclairés sur la chronologie et l’enchaînement des faits. En dépit de l’absence de reproduction de documents iconographiques, le récit de Pierre Assouline est très visuel, par exemple lorsqu’il décrit une des célèbres photos d’Alfred Nakache : « La photo de la quatrième de couverture d’un numéro de Paris-Match, celui du 21 juillet 1938, si rieuse, espiègle et insolente, sur laquelle il tire la langue et la tord vers la droite en grimaçant […] » (p. 122).


Que les amateurs de sport ou ceux de littérature ne craignent pas d’être frustrés ou ennuyés par la précision et l’abondance des informations historiques ou linguistiques, comme l’étymologie du patronyme Nakache (p. 21), la plume de Pierre Assouline prend soin de les satisfaire eux aussi. Signalons pour terminer que Le Nageur se clôt par une « reconnaissance de dettes », une formule originale pour faire état des institutions, des personnes et des travaux auxquels Pierre Assouline est redevable pour la publication de son récit. Cette liste contient de nombreuses références précieuses, tant pour l’histoire du XXe siècle que pour celle du sport et de la natation plus particulièrement.

En refermant Le Nageur, peut-être aurez-vous envie de découvrir certains lieux que l’auteur a su évoquer avec justesse, et de partir sur les traces du « nageur absolu » (p. 239) qu’était Nakache : Constantine, la piscine de Sidi M’Cid, Toulouse, Cerbère, le Golfe du Lion et pour ultime étape le cimetière marin de Sète, en surplomb de la Méditerranée.



Sète, vue sur la mer Méditerranée depuis le cimetière marin, Tikehau, CC BY 4.0, via Wikimedia Commons




Par Anne-Sophie Gomez (@aquacult_)



Pierre Assouline, Le nageur, Éditions Gallimard (Collection « Blanche », mars 2023, 256 p.

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