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« Privilégier l’humain en écrivant une histoire "par le bas" » François Da Rocha Carneiro

François Da Rocha Carneiro vient de publier « Une histoire de France en crampons » aux éditions du Détour. En racontant une vingtaine de matchs sélectionnés pour ce qu’ils disaient de l’époque et du pays, ce professeur d’histoire-géographie et chercheur à l’Université d’Artois réfléchit à l’histoire de France du début du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui par le prisme de son équipe nationale de football. Une histoire qu’il connait bien puisque sa thèse soutenue en 2019 avait pour sujet : « Les joueurs de l’équipe de France de football : construction d’une élite sportive (1904-2012) ». Au fil des pages, de 1908 à 2020, le lecteur redécouvre sous un nouvel angle des matchs emblématiques ou prend conscience de l’importance de certains matchs moins connus mais très symboliques.

Il nous raconte ce travail impressionnant de recherches et de documentations et réagit également la tenue de coupe du monde au Qatar où se rendra l’équipe de France.





Quand on lit « Une histoire de France en crampons », on pense inévitablement à « l’Histoire populaire des États-Unis » d’Howard Zinn et plus récemment à « Une histoire populaire du sport aux États-Unis » de Dave Zirin. Est-ce qu’il y avait cette même envie de regarder l’histoire d’un pays sous un autre angle ?

Il y a de ma part clairement la volonté de privilégier l’humain en écrivant autant que possible une histoire « par le bas », pour reprendre une expression usuelle. Ou au ras du terrain, si on l’adapte à la question sportive. La lecture par l’institution oblige souvent à réciter des palmarès sans s’attarder sur ceux qui ont permis de les obtenir or l’histoire est une science humaine et j’ai choisi de partir de l’humain, de l’acteur, du joueur, plutôt que de l’équipe elle-même en tant qu’institution sportive établie. Je revendique d’ailleurs, en ouverture de l’ouvrage, la place qu’a pu tenir l’histoire populaire dans ma réflexion, en particulier les travaux de Gérard Noiriel ou de Michelle Zancarini-Fournel.


A la différence de livre de Zirin, vous vous attachez qu’à un seul sport, le football et qu’une seule équipe, l’équipe de France. Le football et l’équipe de France sont-ils si représentatifs du pays et de ces évolutions depuis le début du XXe siècle ?

Il n’est finalement pas question de représentativité. Comme historien travaillant sur l’équipe de France de football, je cherche bien plus à comprendre la construction d’un groupe humain qu’à l’insérer à tout prix dans une histoire qui l’emboiterait. On a peut-être trop souvent tendance à lire le football par le prisme du supposé miroir de la société qu’il constituerait. Le football, comme les autres sports, a sa propre histoire qui peut parfois croiser un contexte plus large mais sans que cela soit systématique. L’idée est surtout de voir le match de football comme un document possible, qui apporte des informations sur la société dans laquelle il se déroule. Je pense que d’autres sports pourraient, en France, servir de supports, comme le cyclisme ou la boxe.


Le livre ne s’organise pas chronologiquement mais thématiquement autour de la guerre, de l’immigration, du monde du travail, des dictatures et d’un match en particulier. Si on connait certaines histoires (celle de Rachid Mekhloufi par exemple) d’autres matchs sont moins identifiés comme le France-Brésil de 2015. Comment avez-vous construit votre livre et sélectionner les matchs ? Il y en avait beaucoup alors vous les avez tous « revu » ?

Je les ai tous « revus » ou en tout cas tous « retravaillés », bien sûr. Comme tout livre, cet ouvrage est le fruit de discussions avec mes éditeurs, qui ont encore une fois fait un travail formidable. J’avais proposé initialement une quinzaine de thèmes et, à mesure de l’écriture, ce sont les quatre qui composent cet ouvrage qui ont été retenus. L’idée était d’envisager chacun des thèmes en analysant autour de cinq matchs permettant de retracer une évolution sur un temps suffisamment long. Après avoir travaillé sur quatre des parcours les plus glorieux en Coupe du monde pour Les Bleus et la Coupe, de Kopa à Mbappé, nous ne voulions pas refaire le récit des matchs les plus connus. L’ordinaire dit beaucoup aussi et permet de ne pas rester aveuglé par la mémoire, qu’elle soit glorieuse ou douloureuse.


Interroger le football sous l’angle du monde du travail et du droit de grève est un axe très peu suivi. Comment l’expliquez-vous ?

On peine souvent à comprendre que le footballeur professionnel est un travailleur, malgré d’excellents travaux de sociologues. Le vocabulaire est d’ailleurs trompeur : on « joue » au football et le footballeur est désigné comme un « joueur ». Se souvenir que le joueur est un travailleur pourrait aider à comprendre sous un autre angle certains propos, certains gestes, certaines actions qui, embrumés par l’argent et la surmédiatisation, sont volontiers qualifiés de scandaleux. Présenter ainsi les choses, sous l’angle de la polémique et de la honte, dit aussi comment on considère les mouvements sociaux, car il ne faut pas se leurrer, il est souvent dit que les grévistes exagèrent, sont des jusqu’au-boutistes, ne sont pas à plaindre, …


Vous avez aussi tenu à décrire le déroulé des matchs très précisément et on sent la passion du ballon rond et un plaisir de conteur. Est-ce aussi un livre sur votre amour du football et de l’équipe de France ?

Non. Je suis certes un amateur de football mais je travaille mon sujet comme tout historien se doit de le faire, avec le recul et en se méfiant de ses propres biais. L’objectivité est un horizon évidemment inatteignable mais l’honnêteté intellectuelle exige de refroidir au mieux son terrain. C’est d’ailleurs pour cela que je travaille sur l’équipe de France et non pas sur le LOSC, qui est mon club de cœur, ce qui aurait nécessité de ma part un effort d’objectivisation bien plus grand. Cela dit, le fait d’être amateur de ballon rond me permet sans doute de comprendre plus aisément, plus rapidement du moins, voire instinctivement, certains aspects, comme des nuances de schémas tactiques par exemple.


Quel est pour vous la plus belle équipe de France et son plus beau match ?

Que cette question est difficile. Pour le match, je n’aurais guère de doute : le France-Brésil de la Coupe du monde 1986. Mais pour l’équipe, cela me semble impossible de répondre.


Que retenez-vous de particulier dans ce travail de recherche ? Avez-vous découvert une autre équipe de France et voyez-vous la France différemment maintenant ?

Je pense que je peux résumer mon travail de recherche en une phrase que j’aime à répéter : l’équipe de France est une dévoreuse d’hommes. On retient souvent de l’équipe de France que les joueurs les plus en vue, qui sont généralement aussi les détenteurs du plus grand nombre de sélections dans leur génération. Ce sont les cinq Ballons d’or bien sûr, mais aussi les « centenaires », ceux qui comptent plus de cent sélections, et quelques autres footballeurs. Pourtant un quart des internationaux ne comptent qu’une seule sélection, et la moitié ont au maximum cinq sélections. L’équipe de France repose donc sur des éphémères, qu’elle prend et qu’elle jette au gré des essais qui lui sont nécessaires pour construire un groupe plus solide.



Évidemment, aujourd’hui avec la prochaine Coupe du monde au Qatar se pose la question du boycott. Votre livre montre bien l’importance du football et de l’équipe nationale dans les relations géopolitiques. Faut-il aller au Qatar et est-ce que les joueurs devraient s’engager plus ?

Il me semble qu’on demande beaucoup à des jeunes gens, dont la formation première n’aide pas à prendre position sur des sujets de société, ce qu’on ne demanderait pas spécialement à un étudiant ou à un jeune diplômé d’une grande école. Sous prétexte que le footballeur professionnel est une personnalité publique, il faut lui tendre un micro et qu’il s’engage pour faire exemple. S’il ne s’engage pas, une partie de l’opinion publique le traitera d’imbécile ou prétendra qu’il est tellement payé qu’il en est indifférent au sort du monde. S’il s’engage, à l’inverse, on lui reprochera de parler de ce qu’il ne connaît pas. On voit trop aisément les joueurs comme des hommes sandwichs de causes multiples.

Pour ce qui est de la Coupe du monde, il est évidemment scandaleux qu’elle ait été attribuée au Qatar, un pays qui ne figure pas parmi les nations majeures du football. Désastre écologique, scandale social, violation des droits humains, tout est réuni. Le Qatar voulait se construire une image positive en organisant une compétition sportive majeure. Le bilan est déjà là : c’est un échec monumental. Le boycott ne résoudrait rien. Cela n’aurait guère d’autre effet que de donner bonne conscience à ceux qui trouvent le football trop populaire. Boycotter, c’est refuser de regarder, alors que regarder est l’occasion de dénoncer. On estime par exemple aujourd’hui à 6500 morts le nombre d’ouvriers disparus pendant la construction des stades de cette Coupe du monde. Mais qui sait le nombre de tués depuis des décennies pour avoir participer à la construction d’immeubles non-sportifs qui font le Doha d’aujourd’hui ? Il a fallu la Coupe du monde pour s’intéresser à cet aspect odieux du « développement » des pays du Golfe. Sans cela, c’est silence radio.

Et puis, peut-être faudrait-il finalement interroger l’origine de la fortune du Qatar. Qui a acheté le pétrole en échange d’argent sonnant et trébuchant ? Nous, les bons occidentaux qui aujourd’hui condamnons, et tout particulièrement ceux qui roulent et volent beaucoup. C’est notre mode de vie qu’il convient d’interroger : en plus de détruire la planète, nous avons enrichi le Qatar au point qu’il peut aujourd’hui accueillir la Coupe du monde dans les conditions détestables que nous connaissons. Du monde du football ou de nos sociétés dans leur ensemble, quelle main a nourri la bête ?


Propos recueillis par Julien Camy

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