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Balzac footballeur

Avec Balzac footballeur, Vincent Bierce nous entraine dans une épopée un peu folle qui ressuscite Balzac et Rabelais, et fait advenir Bachir Ben Pacha, un jeune homme romantique, en champion de football. Il faut dire que ce dernier est encadré par une équipe de choc : Balzac, en écrivain gourmand et autoritaire s’improvise agent, avec l’aide de Monsieur Li, personnage pittoresque et gouailleur et d’Ahmed, en garde rapproché. Une aventure sportive pour le moins originale qui se passe aussi à table où mezze et kebab sont poussés à grands coups de raki. Balzac footballeur est le premier roman de Vincent Bierce publié en 2023 par Blacklephant. Nous avons rencontré l’auteur pour Ecrire le sport.


 


Vincent, en parcourant votre biographie, nous vous avons identifié comme un expert de Balzac. Nous connaissions votre goût pour le football pour avoir participé aux journées « Le Ballon et la plume » que vous aviez organisées en mars 2019 dans le cadre du 6e Festival « Sport, Littérature & Cinéma » de l’institut Lumière à Lyon. Comment vous est venue l’idée de combiner ces deux passions avec Balzac footballeur ?


Par mon parcours académique et mes travaux de chercheur, je suis en effet un spécialiste de l’œuvre de Balzac : ma thèse, publiée en 2019, porte sur la représentation du sentiment religieux dans La Comédie humaine, sur l’ironie et l’ironisation. Mais avant d’être universitaire, avant même d’être professeur, je suis passionné par le football et supporteur de l’Olympique lyonnais, le plus grand club de l’histoire. Je suis allé au stade de Gerland avant de lire mon premier Balzac, et j’ai gagné la coupe du monde 1998, comme vous tous, sans savoir que je deviendrai professeur de littérature. Or, depuis longtemps, et notamment pendant mes années d’étude en classes préparatoires, à l’École normale supérieure de Lyon et à l’Université, j’entends dire que ces deux passions (la littérature et le football) s’excluent ; pire, qu’il faut choisir entre fréquenter les stades et la bibliothèque. Un jour, en classe, alors que je demandais à mes élèves la définition d’un intellectuel, l’un d’entre eux m’a répondu, hilare : « Un intellectuel, Monsieur, c’est quelqu’un qui n’aime pas le football ». En somme, aimer le football demeure encore le meilleur moyen de passer pour un abruti aux yeux de toute une intelligentsia imbécile. C’est pourquoi j’ai absolument voulu, il y a quelque temps, approfondir la réflexion autour de ce qui ne m’a jamais paru être un paradoxe, mais qui continue de faire ricaner les Trissotin et Vadius au petit pied et tous les doctes personnages ivres de leur savoir. En 2019, nous avons ainsi organisé avec deux amis et néanmoins collègues, Raphaël Luis et Jean-Marc Baud, un colloque sur les rapports entre la littérature et le football. Puis j’ai cherché à réfléchir plus avant à partir de la fiction, qui me permettait non seulement de développer davantage mes propres réflexions, mais aussi de camper des personnages selon mon cœur. La difficulté majeure était de trouver une manière de relier Balzac à un personnage de footballeur que je voulais contemporain, attachant et romanesque à la fois, et à la manière des héros de roman d’apprentissage. La solution m’a soudain été glissée, en quelque sorte, par Didier Deschamps lui-même, lorsqu’il a annoncé sa liste des joueurs de l’équipe de France qui allaient disputer l’euro 2020, décalé en 2021 ; le sélectionneur avait en effet ménagé une surprise : après plus de cinq années d’absence, Karim Benzema était de retour ! Or, Benzema est non seulement lyonnais et adoré des Lyonnais, non seulement le meilleur footballeur du monde, mais davantage encore un joueur à l’histoire particulière, qui cristallisait et cristallise encore bien des haines et des sentiments contrastés. Et surtout, il m’est apparu comme un héros à la trajectoire balzacienne par excellence. La Comédie humaine est en effet peuplée de personnages qui disparaissent pour mieux reparaître ensuite : c’est le colonel Chabert enterré vivant à Eylau qui revient à la vie pour réclamer vengeance, c’est Lucien de Rubempré qui, à la fin d’Illusions perdues, est sauvé in extremis du suicide par Vautrin et reparait sur le devant de la scène dans Splendeurs et misères des courtisanes, et ce sont encore tous les personnages dit reparaissant qui reviennent d’un roman à l’autre – technique littéraire dont Balzac est l’inventeur. J’ajoute que l’on retrouve souvent chez Balzac un couple formé d’un jeune premier et d’un mentor, d’un maître qui tire les ficelles et aide son protégé à parvenir. C’est ainsi qu’a germé dans mon esprit l’idée de faire renaître et revivre Balzac dans le Lyon des années 2000, alors que l’Olympique lyonnais, le plus grand club de l’histoire (je crois que je l’ai déjà dit ?), s’apprête à gagner sept titres de champion de France d’affilé (record jusqu’à là inégalé) et à faire émerger le joueur fabuleux qu’était Karim Benzema. Balzac et Benzema à la conquête de la ville, de la gloire et du monde : le programme me semblait beau et désirable ; je n’avais plus qu’à m’enfermer dans mon bureau, à revêtir ma robe de chambre, préparer mon café bien noir, disposer sur mon bureau six bougies, un encrier et des plumes de corbeau, et me mettre au travail.

 

 

Vous jouez avec les codes de la littérature du XIXe, convoquant sans lourdeur et avec beaucoup d’ironie les classiques de la littérature, de Balzac à Flaubert, de Stendhal à Baudelaire. Est-ce aussi une façon de donner goût aux classiques ? comme une invitation à la lecture ?

 

Je suis professeur de Lettres, et la transmission du savoir et de la littérature est en effet au cœur de mon métier – et même de toute ma vie, en somme, puisque je voue mon existence aux élèves ! C’est d’ailleurs ce que j’explique dans la partie centrale du livre où, pour un moment, la fiction s’arrête, comme lors d’un entracte au théâtre ou, plus exactement, une mi-temps au football, et où je prends la parole en mon nom propre pour expliquer la place que tient le football dans mon enseignement. C’est pourquoi j’ai très vite eu envie que mon récit prenne la forme d’une parodie de roman balzacien, avec en son cœur un élève (Bachir, donc, une figure qui en elle-même rappelle déjà Karim Benzema) et un maître (Balzac, le plus grand écrivain français). La forme du roman d’apprentissage, qui renvoie inévitablement, en effet, au dix-neuvième siècle, me paraissait la plus intéressante, car elle permettait à la fois de mettre en scène un être en formation, comme dit Gide, et de jouer avec le point de vue du lecteur expérimenté sur l’adolescent en quête d’amour et de construction. On suit ainsi les déambulations d’un personnage qui apprend non seulement à devenir le meilleur footballeur du championnat, mais tombe amoureux, se fait des ennemis et se heurte au réel – il s’agit, en somme, et comme dans tout Bildungsroman, de la rencontre d’une conscience et du monde. Mais très vite, j’ai voulu élargir le propos : pourquoi se contenter de parodier la seule œuvre de Balzac ? Le risque était de ne m’adresser qu’à quelques happy few, c’est-à-dire à un public d’initiés. Or ce qui m’intéresse le plus, c’est ce que nous avons en commun, ce qui nous relie les uns aux autres dans ce monde de plus en plus fracturé et où l’individualisme prend le pas sur le collectif : je pense à la langue, d’abord et bien sûr, mais également, et précisément, à la littérature et au football. J’aime la parodie parce qu’elle se fonde sur un plaisir particulier qui est celui de la reconnaissance, et qui précisément ouvre bien des horizons. C’est ainsi que j’ai décidé de jouer constamment, dans le roman, avec les références, qu’elles soient littéraires, cinématographiques, culturelles ou sportives. Je m’amuse donc d’une part à faire vivre et revivre à mon personnage de footballeur des scènes fort célèbres de la littérature française, extraites pour certaines des romans de Balzac, mais pas seulement : vous reconnaitrez par exemple, et parmi tant d’autres, la scène du balcon du Cyrano de Rostand, la première rencontre de La Chartreuse de Parme, les comices agricoles de Madame Bovary ou encore les moutons de Panurge de Rabelais. Mais, et d’autre part, le roman réécrit aussi des matchs de football célèbres et des gestes restés dans notre mémoire commune, comme le coup de boule de Zidane (ô rage !) ou le fameux match de Séville 82 (ô désespoir !). Vous trouverez en outre des références à des scènes et à des dialogues de certains films que j’aime, comme tout le monde – je pense à Gladiator, au Seigneur des Anneaux ou à Titanic, mais aussi à OSS 117, aux Visiteurs et même à Aladdin ! Ce sont toutes ces références qui, mélangées et juxtaposées les unes aux autres, forment un creuset particulier qui m’intéresse beaucoup, car elles sont comme remises en jeu par le texte et résonnent d’une manière particulière à notre oreille. Car au fond, notre identité collective se fonde sur une culture commune, sur des scènes, des textes, des films et des matchs que nous partageons et que nous avons plaisir à nous remémorer. Et c’est ainsi que le roman a été pensé non seulement comme un livre sur le football, mais aussi (et plus encore ?) comme un livre sur la littérature. Vous savez, à Lyon, il existe un verbe magnifique : trabouler, qui signifie « relier deux rues entre elles, ou deux places », en référence aux fameuses traboules, ces passages piétons qui passent à travers des cours d’immeuble. On dit souvent que le verbe trabouler est d’origine obscure, mais on peut aussi le comprendre à partir du verbe latin trabulare, contraction de trans (« à travers ») et ambulare (« se promener »). Vous pouvez ainsi lire mon roman à partir du modèle de la traboule : il s’agit de se promener à travers la littérature française, de passer de place en place comme on irait d’un livre à l’autre ; tel passage vous invite chez Rabelais, tel autre chez Flaubert, tel autre encore vers la littérature turque et Orhan Pamuk. Mais à Lyon, les traboules sont aussi souvent cachées : trabouler, c’est dès lors également relier deux lieux dont on ignorait qu’ils puissent communiquer ensemble. Je pense, évidemment, au football et à la littérature, et aux liens que j’invite à faire entre eux.  Ainsi, il faut lire mon Balzac footballeur comme une invitation au voyage et à la rigolade, mais aussi, et bien sûr, comme un retour, ou une introduction, aux plus grands textes de notre histoire littéraire. L’un des plus beaux compliments que l’on m’ait fait à propos de ce livre était d’ailleurs qu’il donnait envie de se plonger dans les grands classiques de la littérature, de lire et relire Stendhal, Rabelais, Balzac et les autres. Si ce livre réussit au moins cela, il mérite le ballon d’or – et plus encore, le ballon d’or du peuple.

 

Portrait d'Honoré de Balzac par Louis Candide Boulanger


Les personnages déambulent dans les rues de Lyon que vous connaissez bien. Est-ce une façon de réinventer le roman d’apprentissage ? Il ne serait pas nécessaire de « monter » à Paris pour réussir comme le souligne l’expression consacrée ?

 

Ancrer le roman dans la ville de Lyon était d’abord une première manière de dépayser, de remettre en mouvement la référence continue au roman balzacien. Balzac est en effet très célèbre pour ses descriptions de la ville de Paris et ses longues déambulations dans les rues de la capitale ; il s’agissait ainsi pour moi de reproduire cette forme de géographie littéraire par l’intermédiaire des pérégrinations des personnages. Mais j’ai aussi voulu proposer une sorte de portrait de la ville de Lyon : le roman commence, par un beau soir d’été, sur une célèbre passerelle au-dessus de la Saône, et s’achève devant la cathédrale saint Jean et le quartier renaissance du Vieux Lyon. Entretemps, le lecteur parcourt les quatre coins de la ville : on passe de Gerland, bien sûr, à Fourvière (où brille la ville lumière), des quartiers huppés du sixième arrondissement à Meyzieu, sublime ville dortoir à l’est de la métropole, et de la Guillotière aux quais du Rhône. C’était donc une façon d’être à la fois dans la référence et dans l’irrévérence : Bachir, mon héros, ne monte pas à Paris et apprend à devenir un héros balzacien loin de la ville balzacienne par excellence qu’est la capitale. Les mots grandioses que prononce Rastignac depuis le cimetière du Père Lachaise (« A nous deux maintenant ! ») et par lesquels s’achève Le Père Goriot ouvrent ainsi quasiment mon livre, et sont cette fois prononcés par le jeune homme depuis le haut de la colline de Fourvière. J’ajoute que dans les années 2000, la capitale du football n’est certainement pas à Paris, et que les Princes de ce sport s’appellent Juninho, Coupet, Govou et Malouda, et non pas Letizi, Pauleta, Pierre Fanfan ou qui sais-je encore. Et j’ajoute aussi qu’aujourd’hui encore, Lyon est la capitale du football, et même la meilleure équipe de l’histoire de ce sport, si l’on pense à l’équipe féminine : que l’on songe aux huit Ligue des champions que nous avons remportées, et à tous les championnats de France qui vont avec ! Or, je mets aussi en scène dans mon roman une petite fille de dix ans, Elsa, qui, depuis sa banlieue grise, rêve elle aussi de devenir une championne de football. Le roman d’apprentissage se dédouble alors et permet d’aborder la question du sport au féminin et, au-delà, de peindre un Balzac féministe prêt à batailler pour l’égalité entre les sexes.

 

 

Selon vous, y a-t-il une spécificité de l’écriture lorsqu’elle évoque le sport ? Autrement dit, le thème du sport aurait-il une incidence sur le rythme des phrases, les images convoquées voire la narration qui serait plus incisive et directe ?

 

Je crois que je ne suis pas capable de répondre à cette question, à laquelle je n’ai pas assez réfléchi, contrairement à vous ! Ce que je peux dire, c’est que la description littéraire de matchs de football me posait un problème d’ordre littéraire : comment rendre intéressant ce qui se joue dans un match d’un point de vue narratif et stylistique ? La description formelle ne me paraît précisément pas passionnante : « Dhorasoo fait la passe à Anderson, qui redonne à Bréchet, qui passe à Luyindula qui s’en va crucifier la défense marseillaise aux abois etc » : quel intérêt, au-delà de rappeler le niveau footballistique grotesque de l’OM ? On retrouve par là le compte rendu journalistique, et la forme romanesque permet, en théorie du moins, tout autre chose. Il s’agissait dès lors pour moi de truquer, en biaisant pour ne pas être confronté directement à l’écriture d’un match. J’ai ainsi décidé d’écrire les rencontres par le biais d’un point de vue particulier, et toujours incarné : celui, par exemple, du jeune héros qui vit le match depuis sa propre conscience, lorsqu’il fait son entrée sur la pelouse et que les enjeux dépassent les seuls enjeux sportifs, puisqu’il est d’abord et surtout héros du roman de formation. Mais aussi à partir du point de vue de la jeune fille qui a sa propre histoire, dans la cour de récréation du collège, et qui est maltraitée par les garçons. Ou encore à partir du point de vue du journaliste qui commente avec le plus de mauvaise foi possible le match pour la radio, ou celui du supporteur, dans les gradins, qui chante à la gloire de ses héros et se creuse la cervelle pour fabriquer les banderoles les plus réussies qui soient. Mais au-delà de ces différents points de vue des personnages, c’est bien sûr le lecteur qu’il s’agit d’emporter avec soi ; c’est pourquoi la narration s’effectue ici toujours au second degré, et pourquoi je réécris des buts, des gestes ou des matchs que les lecteurs ont déjà en mémoire, et qu’ils prendront plaisir à reconnaître. J’ajoute que la question du cliché langagier, de l’expression figée, me passionne. Or, le langage sportif est constamment menacé de tomber dans le déjà-dit, dans le déjà-entendu et le stéréotype ; des phrases comme « L’important, c’est les trois points » ou la métaphore de l’épopée forment une sorte de répertoire clichéique que l’on entend tout le temps. Au contraire, dès lors que l’on défige ces clichés, ils prennent une tournure poétique : songez au célèbre « la routourne va tourner » de Ribéry, qui d’un coup, par ce qu’on appelle le défigement, prend une coloration à la fois drolatique et littéraire. Balzac lui-même s’amusait à créer des jeux de mots à partir d’expressions toutes faites : « il faut battre le frère tant qu’il est chaud », « je suis comme un âne en plaine », « les extrêmes se bouchent » : c’est cette création lexicale qui m’intéresse, et surtout lorsqu’elle est reliée au football et à la forme romanesque.

 

 

Dans une sorte de pause dans la narration, intitulée « Mi-temps » (p. 201), vous dites que « le football ressemble à la littérature ». Pouvez-vous vous expliquer ?

 

J’essaye dans ce livre d’inviter les lecteurs à penser le football comme une fiction. Je crois qu’il y a là un point commun essentiel avec la littérature : les footballeurs, qui sont des personnages reparaissant, nous racontent des histoires, et la saison se développe, match après match, semaine après semaine, comme dans un roman-feuilleton. Gracq, dans En lisant, en écrivant, compare l’œuvre de Stendhal à une « bouffée de parfum » qui lui serait montée à la tête : « si je pousse la porte d’un livre de Beyle, j’entre en Stendhalie ». Le supporter de football, poussant la porte d’un stade, entre à son tour dans un autre univers, un univers plus beau et plus noble où le grandissement épique et la stylisation semblent régner en maîtres. Pendant longtemps, seule la littérature semblait précisément pouvoir incarner certaines valeurs, épiques ou romanesques ; désormais, et puisque le romanesque n’est plus tellement au goût du jour, c’est le football qui semble avoir pris le relais. Je parle de romanesque, mais l’on pourrait aussi songer au théâtre : des siècles durant, le théâtre s’est en effet fondé sur des emplois, ces types de rôles analogues reconnaissables au premier coup d’œil : il y avait le vieux barbon, la coquette, le jeune premier, etc. Ainsi fonctionne aussi le football, qui semble juxtaposer constamment des caractères et des types bien connus, et qui s’amuse à rejouer constamment les mêmes drames et les mêmes exploits sous nos yeux. En outre, c’est le rapport au langage qui m’intéresse beaucoup : le football apparaît vraiment comme un sport qui se parle et s’écrit autant qu’il se joue et se vit. Je pense aux interviews des joueurs, aux commentaires des journalistes ou des supporteurs, mais aussi aux chants ou aux banderoles dans les stades. D’ailleurs, la mémoire collective des matchs légendaires se fondent souvent sur des bribes de commentaires et autres paroles gelées pour l’éternité : si je vous dis « Allez mon petit bonhomme », « après avoir vu ça, on peut mourir tranquille », ou encore « Oh Zinedine ! Pas ça Zinedine ! Pas aujourd’hui, pas maintenant, pas après tout ce que tu as fait ! » : tout le monde sait très bien de quoi il s’agit. Cela fonctionne exactement de la même manière que pour certaines scènes ou certaines citations de la littérature et, on y revient, cela nous renvoie à toute une culture commune, à ce qui nous relie les uns aux autres, et même à notre identité collective. Voilà pourquoi je mets en scène Balzac, dans mon roman, qui s’engage auprès des supporteurs à écrire des banderoles et inventer des chants à hurler dans les stades, et voilà pourquoi l’ensemble du roman est sous-tendu par une réflexion sur la parodie, élément commun à la littérature et au football. Mais surtout, en vérité, je crois que le football ressemble à la littérature car, comme elle, il nous trouble à la façon d’un rêve et propose une alternative au réel. Oui, vraiment, c’est cela que je veux dire : contre le réel, le football. Car dans un stade, ces créatures idéalisées que sont les footballeurs nous entraînent en effet loin de nos vies furieuses, loin de la médiocrité et du prosaïsme qui règnent ailleurs partout ; représentant pour nous une magnificence extravagante et romanesque, ils jouent et, en jouant, figurent nos rêves et écrivent des histoires qu’on se racontera pour l’éternité. Avez-vous d’ailleurs déjà remarqué (bien sûr !) comme deux êtres que tout sépare semblent devenir frères dès lors qu’un livre les rapproche ? Celui-ci n’aurait rien sans doute à dire à celui-là s’ils ne partageaient le goût de la lecture et l’adoration pour tel ou tel auteur. L’amour pour le football fonctionne ainsi, qui fait fi de toutes les différences pour unir deux étrangers. Par la grâce du football, l’autre n’est plus vraiment l’autre quand la conversation s’engage ; il devient le compagnon d’un moment, le rival ironique ou l’ami chaleureux. Par la grâce du football, les différences sociales se trouvent momentanément abolies : le capital économique, culturel, social ou que sais-je encore n’existent plus ; ils cèdent la place à la fraternité provisoire et la passion commune. Le football est une utopie dérisoire qui réunit ceux que tout oppose, ceux qui ne se connaissent pas et n’ont rien à se dire mais qui pourtant, un instant, mais un instant seulement, comme dit Brel (pendant 90 minutes, en somme), font l’expérience d’un lien véritable. Et, de même que la littérature nous aide à vivre, nous rapproche des autres et nous permet de mieux supporter le réel, de même le football parvient à nous faire vivre une parenthèse rêvée où tout semble possible. On pourrait, en somme, résumer le propos en évoquant quelques vers. C’est Rimbaud, d’abord et bien sûr, qui écrit ceci : « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde ». Non, nous ne sommes pas au monde quand, les bras levés, le corps serré contre ceux des voisins éphémères dans la tribune, nous respirons en chœur au rythme des actions des joueurs que l’on adule. Nous ne sommes pas au monde quand soudain dans la nuit les filets tremblent et dansent et que tout un stade chante, et chante, et chante encore, et que ce chant si haut va griffer les étoiles. Le réel, alors, n’existe plus, ni les tracas, ni les devoirs, et l’immense marmelade des hommes, comme dit Céline, est oubliée : seuls demeurent l’instant fabuleux et la joie incroyable de voir des gens heureux. Et je pense aussi à ce qu’écrit Jaccottet dans L’Entretien des Muses : « Une goutte d’eau pure pour cette détresse, sur cette détresse ». Ainsi fonctionne la poésie dans nos existences, mais ainsi, aussi, le football.

 

Vincent Bierce en dédicaces à la maison de Balzac


Nous avons lu dans une présentation de Balzac footballeur, que votre ouvrage pouvait être compris comme une introduction romancée à votre thèse sur l’ironie et l’ironisation. C’est-à-dire ?

D’abord, il faut avouer que c’était une filouterie de ma part pour essayer de convaincre les doctes universitaires de lire un roman intitulé Balzac footballeur. Une mystification balzacienne, en somme, mais pas seulement : je me suis intéressé, dans mon travail de doctorat, à la question de l’ironie, qui est un objet très difficile à cerner, et que j’essaye d’examiner dans ses rapports à la représentation romanesque. Car l’ironie a tout à voir avec le roman : elle apparaît, dans la première moitié du dix-neuvième siècle, comme une interrogation sur les rapports du réel à l’idéal. Or, si l’ironie de Flaubert est assez facile à comprendre (ses personnages sont des nuls ou des ratés, et le lecteur est invité à se moquer allégrement d’eux et de leurs trajectoires), l’ironie de Balzac est bien plus complexe à cerner et à analyser : on ne peut jamais vraiment, dans ses romans, figer l’interprétation, car ses œuvres multiplient les retournements dans la signification et s’amusent à mêler les opposés, à faire cohabiter des réalités normalement incompatibles. C’est précisément ce que j’ai cherché à faire en appariant la littérature et le football : peindre Balzac en inventeur du football, et Karim Benzema, ou son avatar romanesque, en lecteur passionné et amoureux de Stendhal, c’est aussi une manière de proposer au lecteur de penser à contre-courant de la doxa, de prendre du recul sur les catégories figées qu’il emploie habituellement pour penser le réel. Ainsi procède l’ironie, qui se fonde sur le recul, la distance, la distanciation critique et le renversement. Mais l’ironie s’oppose aussi à l’esprit de sérieux, et je la relie à la parodie et à l’humour, qui me semblent constitutifs à la fois de la littérature et du football. En outre, l’ironisation balzacienne assume la solitude dans laquelle elle laisse le lecteur, confronté à un sens indéfinissable et flottant. Comme l’écrit Orhan Pamuk, cet écrivain magnifique dont le premier roman, Cevdet Bey et ses fils, doit beaucoup à Balzac : « Donc on ne sait pas si c’est sérieux ou si c’est de l’ironie ! ». On peut d’ailleurs le dire avec Balzac lui-même : « Dans presque tous les endroits du livre où la matière peut paraître sérieuse, et dans tous ceux où elle semble bouffonne, équivoquez ». Ceci résume bien l’esprit de mon livre : on peut avoir l’impression qu’il ne s’agit que d’une grosse farce, d’une boutade continuée sur 500 pages, mais la mi-temps, au milieu du roman, invite précisément à penser que malgré tout, malgré les jeux de mots, les situations rocambolesques, la parodie et le grotesque, tout ceci, c’est-à-dire la littérature, l’influence de nos maîtres (et de nos maîtresses…) et des auteurs sur notre vie, l’amour, le rire, le football et la beauté du monde, tout ceci, disais-je, est essentiel. En somme, c’est Stendhal qui a raison : dans La Chartreuse de Parme, il met en scène un jeune héros romanesque, Fabrice, qui est lui aussi frappé par l’ironie du narrateur. Mais malgré les moqueries et la distance, malgré les erreurs du personnage et l’ironie lumineuse qui l’atteint, c’est lui, à n’en pas douter, qui a raison. J’ajoute que l’ironie, après être apparue comme une pratique centrale dans la littérature française des années 1990, me semble avoir aujourd’hui mauvaise presse – c’est en tout cas le sentiment que j’ai, avec ce tournant empathique de la littérature mis au jour par les chercheurs, qu’ils couplent avec une forme de retour en grâce de l’autorité narrative. En 2017, devant la pyramide du Louvre, Emmanuel Macron, tout juste élu, avait d’ailleurs affirmé ceci : « Nous ne cèderons même rien à l’ironie ». J’ai trouvé cela passionnant et grotesque à la fois. De même, Annie Ernaux ne cesse, tout au long de ses livres, d’attaquer l’ironie, dont elle théorise le refus dans son œuvre : l’attitude ironique apparaît pour elle comme un marqueur de classe, un acte langagier excluant qui ajouterait de la domination à la domination. Or, je crois que précisément, l’ironie doit être pensée comme une attitude de l’esprit devant le problème de l’existence, une prise de position philosophique dans la question fondamentale des rapports du moi et du monde. Elle est, en fait, une façon d’entrer en dialogue avec le réel qui nous entoure sans figer cependant une quelconque interprétation, qu’elle invite à relancer constamment. Une phrase sublime de Kundera à ce propos : « Chaque roman dit à son lecteur : les choses sont plus compliquées que tu ne penses ». C’est précisément aussi ce que permet l’ironie, qui invite à l’esprit critique et à la réflexion. D’ailleurs, on l’oublie trop souvent, mais le football fait une large place à l’ironie et au rire. Ce rire est un rire de fête, joyeux, universel et régénérateur, en même temps qu’un rire railleur, collectif et sarcastique. Le recours à la raillerie et à la facétie, à la caricature ou à l’emphase est une constante dans le langage des supporteurs, et ce dernier est d’autant plus parodique qu’il se fonde sur la mauvaise foi la plus outrée – et donc la plus drôle. Au stade comme dans la littérature, le renversement farcesque permet de se détourner du réel pour en rire, et ce rire carnavalesque dans lequel est compris le rieur permet de soutenir une forme d’optimisme, de témoigner de l’inventivité et de la dignité humaines devant l’adversité. Bref, vous comprenez que Balzac footballeur cristallise et résume tout ce que je chéris et ce à quoi désormais je consacre ma vie : les élèves, le football, la littérature et l’ironie.

 

Avez-vous une bibliothèque à thématique sportive ? Quels sont vos titres préférés ?

 

Pas vraiment, en vérité. Vous avez bien compris que dans mon roman, le football est un prétexte pour parler de Balzac et de littérature, tout comme Balzac et la littérature sont un prétexte pour parler de football. J’aime assez lorsque le sport et le football ne sont pas traités comme une matière à part entière. C’est par exemple le cas chez Orhan Pamuk qui raconte ses souvenirs de matchs durant son enfance, chez Vargas Llosa, qui n’hésite pas à mettre en scène des rencontres au Pérou ou plus largement en Amérique du Sud, ou encore chez Nabokov, qui consacre de sublimes pages, dans son autobiographie sublime (Autres rivages) au football et à son poste de gardien. Mais j’ai tout de même, au fil de mes recherches, rencontré de vrais beaux textes : je pense à L’angoisse du gardien de but au moment du pénalty de Peter Handke, à Dans la foule de Mauvignier ou encore à Plonger de Bernard Chambaz. Je vous conseille aussi Eloge de l’esquive d’Olivier Guez, Poule D de Yamina Benahmed Daho et bien sûr la belle anthologie de Patrice Delbourg et Benoit Heimermann intitulée Le Ballon et la plume. Enfin, pour ceux que cela intéresse, nous avons publié les actes du colloque sur le football et la littérature que nous avions organisé en 2019 : le livre s’intitule Mythologies sportives d’aujourd’hui : le football et ses langages.

 

Avez-vous de nouveaux projets éditoriaux ?

 

Puisque Balzac est l’inventeur de tout un univers où les personnages reparaissent d’un roman à l’autre et que je suis son disciple, j’ai bien l’intention de marcher sur ses pas et de continuer à m’amuser un peu en creusant le même sillon drolatique. J’envisage ainsi des Scènes de la vie sportive que j’espère publier en roman-feuilleton dans le journal L’Equipe, et dont je vous livre, en matière de réclame, quelques titres alléchants : en 2025 sortira Flaubert cycliste, suivi par Hugo basketteur en 2026. Puis viendront tour à tour Proust patineur, Duras rugbywoman et Verlaine Kung-Fu. Si, comme je le prévois, le succès est considérable, je serai pour ainsi dire qualifié pour la coupe du monde et pourrai regarder au-delà de la seule littérature française : paraîtront alors Dickens véliplanchiste, Hikmet cricket, Rilke ping-pong, Shakespeare golfeur et Wharton haltérophile. Il sera alors temps de songer au repos éternel, et je pourrai enfin siffler la fin du match et partir, à l’heure où blanchit la campagne, pour le cimetière du Père Lachaise où, je l’espère, on me fera une petite place division 48.


Propos recueillis par Julie Gaucher

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