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Entretien avec Nicolas Zeisler, auteur de "Tigres à la dérive"



Vous connaissez sans doute Nicolas Zeisler, animateur du média Culture Boxe, et auteur de l'excellent livre "Beauté du geste" (Le Tripode, 2017), une ode à 36 boxeurs. Il revient avec un premier roman "Tigres à la dérive", une plongée dans l'Argentine de la fin des années 90, en compagnie d'une famille française immigrée où l'on croise Marcelo Bielsa et Maradona. Rencontre.


Crédit : Daniela Gambarotto



Vous aviez déjà publié un premier livre très réussi, Beauté du geste, un hommage à 36 boxeurs. Cette fois, vous revenez avec un premier roman. Comment est-il né ?

Figurez-vous que tout est parti d’un article. C’était il y a quelques années, quand Marcelo Bielsa était l’entraîneur de l’OM. La France découvrait le personnage et, un ami, rédac chef d’une revue, m’avait invité à écrire quelque chose sur lui vu que j’avais assisté à ses débuts comme entraîneur de Newell’s Old Boys, à Rosario, en Argentine, au tournant des années 90. Sauf qu’au bout de quelques feuillets, j’ai basculé dans la fiction. Bielsa est passé au second plan mais c’est un peu grâce à lui que ce livre existe.


Pourquoi ce choix d’écrire à la première personne ? Ce roman est-il inspiré de votre histoire personnelle ?

La première personne, c’était pas un choix évident. Je trouvais ça casse-gueule avec la crainte de tomber dans le cucul la praline. D’autant plus que mon héros révèle un certain nombre de fragilités. Mais bon, je lis Jim Harrison depuis près de vingt ans : il utilise très souvent la première personne et ses héros sont tout aussi paumés que le mien…alors j’y suis allé quand même avec l’idée que c’était le meilleur moyen de faire entendre une voix bien particulière.

J’ai habité à Buenos Aires et Rosario à la même époque que mon héros. Donc oui, le livre est inspiré de mon histoire personnelle. J’ai fréquenté le stade de Newell’s Old Boys, j’ai suivi les péripéties de Maradona, j’ai dévoré des kilos de viande… Après, ça reste une œuvre de fiction, avec la liberté que cela suppose, même si je me demande parfois si la fiction n’est pas, elle aussi, une fiction. Je ne crois pas qu’on puisse écrire hors-sol.




Pouvez-vous nous expliquer le titre « Tigres à la dérive » ?

Le fleuve Paraná, qui traverse Rosario, la ville où se passe la majeure partie du bouquin, prend sa source dans le Mato Grosso. En période de crue, le fleuve charrie des bandes de terre qui prennent parfois au piège des bêtes sauvages, dont des tigres, qui traversent ainsi une partie du Brésil, le Paraguay, l’Argentine avant de se jeter dans le Rio de la Plata et l’Océan Atlantique. Vous imaginez que les enfants des villes situées sur le trajet se précipitent au bord du fleuve avec l’espoir d’assister au spectacle. Ça stimule l’imaginaire même s’ils ne voient rien.

J’aime aussi y voir une image de la condition humaine. On navigue sur le fleuve de la vie, en mouvement permanent, sans pouvoir faire demi-tour, dans une impermanence totale… Et on ne peut pas y faire grand-chose, sauf ouvrir grand nos yeux et profiter du voyage. Comme ces tigres qui dérivent, piégés sur leur morceau de terre.


On suit l’arrivée et les galères d’un couple de français bouddhistes, le beau-père, la mère et son fils qui tente de faire le deuil de son père, dans l’Argentine des années 90-début 2000, de Buenos Aires à Rosario. On y croise deux figures christiques, Bielsa, El Loco, et Maradona, « le dieu trop humain qui incarne toutes les faiblesses des hommes ». Que représente-t-il en Argentine ? Qu’incarnent-ils pour vous ?

Bielsa, dans l’Argentine des années 90, celle des années fric et de la prospérité artificielle liée à la conversion peso-dollar, représente des valeurs presque surannées : le travail, la fidélité à la parole donnée, la croyance dans les vertus de l’éducation. Plus que des joueurs, il prend le temps de former des hommes. Pas un hasard si plusieurs joueurs de son Newell’s sont devenus des entraîneurs de renom : Mauricio Pochettino, Eduardo Berizzo, Tata Martino, Fernando Gamboa…

C’est un personnage fascinant car même s’il ne supporte pas de perdre et fait tout pour l’éviter en essayant de prévoir toutes les éventualités d’un jeu jamais écrit d’avance, il a la conviction que la défaite a beaucoup plus à nous apprendre que la victoire. C’est un sujet que j’avais déjà exploré dans Beauté du geste en m’intéressant davantage aux défaites des boxeurs qu’à leurs victoires.

Diego, c’est pas évident de trouver les mots. Diego, c’est un sentiment, c’est irrationnel, tragique et en même temps un peu ridicule. Dans mon livre, le narrateur constate avec étonnement qu’il est à la fois l’idole nationale (parce que Mexico 1986) et l’ennemi public numéro un (à cause des scandales divers et variés : la cocaïne, les coups de fusils contre les journalistes…). Au fond, on l’aime pour ça, pour cette ambivalence. Comme vous l’avez rappelé, Eduardo Galeano parlait d’un Dieu trop humain qui incarne toutes les faiblesses des hommes. Un Dieu coureur, menteur, fourbe, alcolo et drogué. Un Dieu invraisemblable mais un Dieu quand même. En tombant régulièrement de son piédestal, il ménage nos existences médiocres.


Continuons sur ces figures exceptionnelles. Nous avons en commun une fascination pour le poète-boxeur Arthur Cravan, d’ailleurs vous citez quelques vers de son poème Hie ! Que représente-il pour vous ? Êtes-vous d’accord si je vous dis qu’il n’est pas né à la bonne époque, et qu’il aurait fait un malheur dans la nôtre ? Il aurait été débatteur à la TV, animerait une chaine YouTube, et serait un troll sur Twitter.

Oui, j’aime beaucoup. C’est la liberté, la fuite aux frontières. Au-delà de ses aventures, de son combat contre Jack Johnson et de ses coups de force médiatiques, on gagnerait tout de même à revenir à l’œuvre, mince mais riche. Un peu comme Lautréamont, il rêvait de se métamorphoser en caillou, brin d’herbe ou poisson. Il nous ouvre une fenêtre sur d’autres états de conscience, d’autres façons d’être au monde. Avec cet Arthur, « je est un autre » devient « je est mille autres ».

Honnêtement, j’ai du mal à le voir comme un poisson dans l’eau à notre époque. Les conférences tout nu ou les coups de pistolet tirés en l’air, on peut les lier à son goût du scandale mais aussi y voir une dénonciation de la marchandisation de l’art, de l’esprit de sérieux et de la posture de l’artiste. Sa liberté, son goût de la provoc lui vaudrait des bricoles.

En revanche, je l’imagine très bien en aristo-punk dans les années 70. Il avait un côté « fais-le toi-même », un côté débrouille. Exemple : sa revue Maintenant dont il était le fondateur, l’unique contributeur et qu’il vendait lui-même dans une charrette de quatre saisons dans les rues de Paris. D’ailleurs on fait difficilement plus punk comme nom de revue : Maintenant et No Future, même combat.




Sauf erreur de ma part, vous avez été ou vous êtes boxeur. Vous animez avec succès le média Culture Boxe et vous avez écrit un premier livre sur les boxeurs. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre relation avec le noble art ?

J’ai effectivement un palmarès enviable d’une défaite en autant de combats. Et une dizaine d’années de salle dans les pattes. J’ai beaucoup aimé la boxe comme expérience de la nudité. Sur le ring, vous êtes profondément seul, juste vous, et il faut répondre présent. Dans mon cas de boxeur médiocre, pas tant pour l’emporter, mais pour éviter de me faire ridiculiser en public.

Et puis, boxer, c’est toujours disputer un combat contre la boxe. A chaque entraînement, à chaque combat, vous prenez des coups et de l’expérience. Vous progressez et en même temps la boxe vous consume. C’est très précaire. Elle vous donne beaucoup : un corps, des émotions, des amitiés, une tribu, une discipline… Sauf qu’il faut passer à la caisse et que l’addition se paye généralement en neurones. Il y a aussi cette difficulté des boxeurs à raccrocher les gants, à retrouver le rythme lent de la vie à la ville. Certains sont incapables de s’en satisfaire : ils retournent prendre des coups sur le ring ou ils deviennent drogués, alcoolos, mystiques…

C’est pas mon cas, je vous rassure, mais j’ai quand même eu un peu de mal à arrêter. À l’époque, j’avais eu des soucis de santé, à l’oreille interne notamment, et ça m’avait plombé le moral. Bref, je écrire la boxe, la sublimer, c’est ce que j’ai trouvé de mieux pour gagner mon combat.


Coté Littérature, quels sont les auteurs qui vous inspirent ?

Jim Harrison, of course. Il a un regard tout à fait particulier sur la beauté du monde. Un fleuve qui coule, un oiseau qui passe devant la fenêtre, le bruit de la pluie sont parfois une vraie source de réconfort. Dans Tigres à la dérive, je situe souvent mes personnages au bord d’un fleuve, ce qui déclenche un certain nombre de réflexions. Cela dit, Jim Harrison nous dit aussi qu’il faut être capable de voir la beauté du monde pour ce qu’elle est, sans y plaquer nos représentations. D’où cette phrase, en exergue, de Tigres à la dérive, qui exprime ce double regard : « L’oiseau que l’on voit passer devant la fenêtre nous rappelle la brièveté de la vie, mais c’est avant tout un oiseau qui passe devant la fenêtre. »

J’aime aussi beaucoup les écrivains du Rio de la Plata et du Danube : Julio Cortázar, Mario Benedetti, d’un côté, Sandor Marai, Joseph Roth, de l’autre. Et Buzzati. Ils se retrouvent autour d’une idée essentielle : on n’a pas besoin d’être un grand intellectuel pour douter de tout. On peut être un gamin de dix ans à Rosario ou un petit fonctionnaire médiocre de Montevideo ou de Vienne et connaître les mêmes bouffées d’angoisse que Kierkegaard.


Coté boxe, quels sont les boxeurs qui vous inspirent ?

La voix de Johnny Tapia. La boxe de Roberto Duran. Le style de Thomas Hearns. Le regard de Marvin Hagler. La simplicité de Marcel Cerdan. Le crochet du gauche de Joe Frazier. Muhammad Ali tout court. La droite de George Foreman. Les arabesques de Jersey Joe Walcott. Les Mexicains, leur cœur et leur crochet au foie (Sal Sanchez, Juan Manuel Marquez, Antonio Barrera, Erik Morales). Et aujourd’hui, le seul, l’unique, le Gipsy King : Tyson Fury.


Propos recueillis par Julien Legalle


Nicolas Zeisler, Tigres à la dérive, Bouclard, 2021.

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