« Un autre football n’est pas seulement possible,il est déjà en place. » Entretien avec Sébastien Thibault
En 2022, Le Grand footoir (Solar) , coordonné par Mickaël Correia et Sébastien Thibault, mettait en avant les dérives du football moderne : Argent, violence, corruption… et le désamour de certains passionnés pour ce sport. « C’est tout de même complément con d’aimer le foot ». Cette pensée a traversé l’esprit de Sébastien Thibault à la sortie du Tome 1. Une forme d’amertume et de découragement après plusieurs décennies à l’aimer. Mais les deux compères n’ont pas dit leur dernier mot, et accompagnés de 15 auteurs, ils reviennent en librairie avec Tout n’est pas footu (Solar,2024) pour montrer qu’il existe encore de l’espoir et des raisons de poursuivre cette relation. L'occasion d'une causerie avec Sébastien Thibault.
Sébastien, après Le Grand footoir (Solar, 2022), qui revenait sur les dérives du foot, cette fois tu nous proposes 15 raisons d’aimer quand même le foot. Tu t’es enfin réconcilié avec lui ? Pourquoi ?
Je débute en effet mon introduction dans Tout n'est pas footu en relatant ma lassitude du football peu après la sortie du Grand footoir, à l'automne 2022. Celle-ci a duré plusieurs mois, comme si coordonner un livre sur les dérives du foot m'avait directement atteint dans mes capacités attentionnelles. Je n’arrivais plus, concrètement, à regarder un match en entier ni à rester concentré sur quelque émission que ce soit.
J'évoque sous forme de clin d’œil le cas du docteur Frankenstein qui, après avoir rassemblé les différentes pièces cadavériques de son puzzle humain, voit ensuite sa créature prendre corps et se retourner contre lui. C’est un peu l’effet que m’a fait le livre. D’autant plus que le foot n'est pour moi pas qu'un simple objet d'étude, c’est une affaire sensible. C’est un sport que je pense aussi politiquement et que je pratique chaque semaine. Alors quoi de plus normal, finalement, que d'être impacté durablement par le livre qui documente les raisons multiples de sa fuite en avant et décortique le stade extrême de sa marchandisation ?
Puis, progressivement, l'envie est revenue. C'était à la fois attendu et espéré. Surtout, on ne voulait pas s'inscrire, avec Mickaël Correia, dans une démarche qui faisait uniquement du football un lieu de dérives constantes. Certes, l'industrie du foot est un miroir grossissant des soubresauts de l'époque, et l'époque est compliquée : elle est au gigantisme, à la libéralisation à outrance de l'économie, elle est au techno-solutionnisme, à l'ère des paris sportifs, etc. Mais est-ce que dire cela suffit à tout résumer de l'impact de ce sport aujourd’hui ? Je ne crois pas.
C'est pour cette raison que Tout n'est pas footu existe. Parce que, dans le monde du ballon rond, l'époque est aussi – et de plus en plus – aux luttes féministes, aux mobilisations antifascistes ou encore aux nouvelles manières de faire barrage à l’inflation des prix des billets. Il y avait donc aussi tout ça à dire et à mettre par écrit. Car le foot continue de représenter un formidable creuset d'émancipation et d'expériences sociales partout dans le monde.
Sébastien Thibault devant sa libraire associative "Le rouge et le noir" à Bernay
Tu coordonnes l’ouvrage avec Mickaël Correia. Comment avez-vous choisi les auteurs et les sujets ?
Le tome 1 (Le Grand footoir) et le tome 2 (Tout n'est pas footu) ont réuni à chaque fois 18 auteurs. Et ces deux ouvrages compilent en tout 30 entrées thématiques. On pourrait donc penser que la coordination a été synonyme de casse-tête, mais elle s'est plutôt très bien passée. Je crois que les choses ont roulé d'elles-mêmes parce qu'une grande attention a été portée sur la construction du projet. Les étapes ont été faites dans l'ordre : les thèmes, les chapitres et les parties d'abord ; les autrices et les auteurs ensuite. Ces derniers ont donc été contactés en fonction de leur degré d'expertise et/ou de familiarité vis-à-vis des sujets qu’on avait préalablement ciblés. Il est bien sûr arrivé, à plusieurs reprises, que ce qu’on avait prévu sur le papier finisse par évoluer. Mais jamais rien qui ne puisse nous donner la migraine.
On le voit actuellement avec l’opposition à Bein Sport et la LFP, la fin des dérives du football business serait entre les mains des supporters ?
Il serait bon de penser que les dérives du foot-business puissent un jour prendre fin, mais non. Le football est un terrain de luttes. Des dérives il y en a toujours eu et il y en aura encore. On peut évidemment s'en désoler. Pour autant, ta question soulève un enjeu central : quelle place et quel rôle donner aux supporters dans la régulation ou l'abolition de ces dérives ? Et quel degré de nuisance leur accorder (pour de vrai) dans l'espace de la contestation démocratique ? Car leur diabolisation récurrente dans les médias conservateurs de grande diffusion et les interdictions de déplacement à la pelle telles qu’elles sont décrétées en France par les préfectures, clairement, ne nous honorent pas.
Il faut aussi ajouter que le monde des supporters n'est pas un bloc de granit. Il n’est pas homogène, il est protéiforme. Alors, de quels fans parle-t-on ? S’agit-il des kops et des groupes ultras qui animent les tribunes, des abonnés fidèles devant leurs écrans ou des supporters passifs qui se rendent au stade, de temps en temps, pour « vivre une expérience » ? S'il ne fallait se concentrer ici que sur les supporters des tribunes qui prennent une part active dans l’ambiance, les scénographies et l'organisation des mobilisations collectives, alors je dirais que leur poids est plus qu'essentiel pour, d’une part, comme tu le mentionnes, contrebalancer la mainmise des chaînes télé sur la programmation des matches et, d’autre part, continuer de lutter contre l’imposition de mécanismes juridiques et financiers qui rendent désormais hégémoniques dans le football d’élite les clubs-Etats, la multipropriété et les fonds de pension.
Je suis de ceux qui pensent que le football devrait appartenir d’abord – au-delà des joueurs, des entraîneurs ou des éducateurs – aux actrices et aux acteurs des tribunes, lesquels font vivre et transmettent chaque semaine la mémoire de leur club, tout en contribuant à son écriture. C’est peut-être une position naïve, mais ces supporters-là participent plus que quiconque au développement positif du football en lui garantissant sur la durée son caractère festif, fédérateur, revendicatif et populaire.
Justement dans le livre, on peut observer diverses participations de supporters, qui au-delà de la tribune, se retrouvent dans l’organigramme d’un club via un actionnariat populaire (Bastia, Sochaux), ou à la création d’un nouveau club, comme à Manchester ou Liverpool. Est-ce une partie de la solution ?
Tout ce qui peut contribuer à sortir le supportérisme de la passivité et de la consommation léthargique, autrement dit tout ce qui peut participer de près à la repolitisation du football à travers une conscientisation des échelles de domination qui structurent son spectacle sportif, est bon à prendre. En l’occurrence, l’actionnariat populaire, compte tenu de son modèle « bottom-up », qui rend la tête partiellement ou totalement dépendante de sa base, est une initiative stimulante. Et effectivement, elle commence à prendre en France – toute proportion gardée.
Récemment, les Sociochaux ont montré qu’un club n’était pas forcément condamné à disparaître suite à la banqueroute et au désistement de l’actionnaire majoritaire. Il faut le dire : les supporters peuvent entrer dans le capital des clubs, c’est possible. Mais à l’évidence, au regard des expériences que nous connaissons, ce type de scénario est encore bien trop corrélé à la politique du pire. C’est généralement quand un club se meurt financièrement que les supporters obtiennent enfin voix au chapitre et que leur formidable pouvoir de mobilisation est valorisé. Cela montre combien ces derniers, même quand ils sont issus du même bassin territorial que leur club de cœur, sont le plus souvent considérés, eu égard à cette industrie ultra-mondialisée qu’est devenue le football, comme la dernière roue du carrosse dans les affaires budgétaires.
Mais il existe une alternative plus utopique encore : opter pour la sécession avec la direction en place et créer son propre club. L’AFC Wimbledon et le FC United of Manchester, en Angleterre, ont sans doute été les cas les plus médiatisés à cet égard. Il faut pourtant être réaliste quant à leurs capacités de se développer financièrement et leurs chances de rejoindre un jour le Championship et la Premier League. La sagesse appellerait même à trouver le contentement au sein des divisions inférieures, en faisant le deuil du très haut niveau national et européen. Sans doute est-ce le prix de la réappropriation économique et d’une certaine forme de liberté, entendue ici comme la possibilité de s’auto-déterminer à l’intérieur un cadre réglementaire décidé de manière collective et démocratique.
Quel(s) message(s) souhaitez-vous faire passer ?
S’il n’y avait qu’une seule idée directrice à retenir de notre dernier livre, Tout n’est pas footu, ce serait celle-ci : un autre football n’est pas seulement possible, il est déjà en place. La preuve en 15 chapitres.
Propos recueillis par Julien Legalle
Sébastien Thibault et Michael Correia (dir.) , Tout n'est pas footu, Solar, 2024.
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